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DE L’IMAGINATION

et de l’ombre. Voilà un chapitre de sensibilité. Était-ce la pitié, ce grand ressort moral qui m’entraînait, ou une curiosité centrale et foncière qui aiguise l’ouïe et les regards ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que j’ai vécu la vie de ces errants, nomades, de ces poètes inconscients. Quelles belles choses à écrire sur eux ! As-tu rêvé parfois, — c’est le papillon qui m’anime encore, — as-tu rêvé à leurs longues et profondes mélancolies, à toutes les beautés de la nature qui les pénètrent à leur insu, les blés, cette mer jaune, cliquetante et remuante des épis, les vallonnements roses, les bois solitaires où les lapins ont leurs conciliabules, les lisières des bois, si fraîches, si belles, si émouvantes ? Un jour que je t’avais emmené, tout petit, au delà de la forêt de Sénart, nous vîmes deux pigeons blancs qui s’activaient parallèlement sous l’orage, fuyant des nuées opaques, frangées de cuivre. Eh bien, cette poésie naturelle, elle circule dans le vagabond avec son sang et sa misère, et, dans la philosophie dont tu parles, il devrait former un chapitre à part, puisqu’il est un assemblage de sensations vraies et primordiales.

(Après réflexion) Non, vois-tu, les idées abstraites ne sont pas une nourriture saine. Elles deviennent vite une jonglerie, et l’esprit, qui se donne à elles, perd le relief et la couleur. Celui qui veut parler de l’imagination découpe son sujet