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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

De retour en Vendée Clemenceau se remit à son livre, mais son échec du Var et sa visite à Unieux avaient ébranlé ses idées, quant au bon sens naturel du populo. Certaines réflexions de Paul Ménard avaient surpris. On connaissait mal ses meilleurs amis. Peut-être aussi le fait d’être patron influait-il sur le caractère et la façon de voir les choses.

Jeanniot vint lui rendre visite et lui soumettre des dessins pour Les plus forts. Il comptait aussi prendre des croquis. Ce séjour fut des plus agréables. L’artiste entendait mal mais il était gai, subtil et devinait les mots sur les lèvres. Les deux hommes, fort occupés, ne se voyaient guère qu’aux repas et s’étaient pris de sympathie l’un pour l’autre. Ils s’entretenaient de Degas, de Monet, de Renoir, de Sisley. Jeanniot était l’ami de Degas et passionné pour son talent, que Clemenceau trouvait un peu triste, un peu sombre, mais original et vigoureux. Alors que Monet était, à ses yeux, la lumière même et l’ensoleillement de la nature. Après le dîner, ils restaient ainsi à deviser autour du café, avec une sorte d’abandon, qui tenait à leur passion en commun pour le génie français et contre l’Allemagne. Jeanniot avait fait la guerre de 70 et lui aussi attendait la revanche avec impatience. Mais viendrait-elle ? La veulerie générale était si grande.

— Il faudrait un homme pour électriser ce cher pays. Une idée aujourd’hui ne suffit pas. J’ai cru à un moment que Boulanger… Mais il n’avait rien dans le ciboulot.

— Un homme, je n’en vois guère qu’un.

— Qui cela ?

— Vous parbleu !

Clemenceau se mit à rire. Il avait passé l’âge des illusions, vu de près la misère des contacts parle-