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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

intimes, puis ramenait vivement, trop vivement au gré du visiteur. Elle parlait bien le français et l’anglais, avec l’accent de son pays, auquel son mariage avait habitué l’auteur de Les plus forts ; et celui-ci, qui n’avait encore rien obtenu, allait répétant : « Je crains de n’être pas le plus fort. »

Selma habitait avec sa mère et sa cousine Elsa, aussi grisante qu’elle, dans un autre style, un vieil hôtel de la place des Vosges, où, faisant de la sculpture, elle avait aussi son atelier. Elle était élève de Rodin et l’on racontait qu’elle avait posé au naturel pour le grand artiste, dont la salacité faunesque était bien connue. Cette circonstance torturait Clemenceau, jaloux de Rodin. Il taquinait la belle à ce sujet. Elle faisait semblant de ne pas comprendre et demandait, avec des yeux d’ange :

— Quel mal y a-t-il ?

— Aucun mal, mais pourquoi lui accordez-vous ce que vous me refusez à moi : la vue totale de votre splendeur.

— Parce que vous me faites peur…

— Et lui, le satyre, ne vous fait pas peur ?

— Non. C’est ainsi, pas autrement.

Clemenceau avait passé la cinquantaine, mais il était demeuré exceptionnellement vert et entreprenant, capable de battre un jeune homme « aux points ». Tous les mouvements de Selma étaient souples et harmonieux. Elle possédait la drôlerie et l’indépendance particulière aux filles de sa race et, s’il devenait langoureux, se fichait de lui gentiment. C’était la première fois qu’une aventure de cette sorte lui arrivait.

— Vous me trouvez trop vieux, avouez-le.

— Au contraire, je vous trouve trop jeune.

— C’est parce que je suis épris de vous…