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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

même hôtel que lui. Elle y vint seule, sans sa cousine et, vu son éclatante beauté, fut aussitôt entourée d’admirateurs, de diverses nationalités qui prétendaient l’accompagner à la source. Clemenceau, désireux d’être seul avec elle et l’amiral, s’ingéniait à les dépister. Généralement ils dînaient ensemble, toujours en compagnie de leur chaperon, dans une bonne petite auberge des environs, où l’on trouvait de l’authentique bière de Pilsen. C’étaient là des heures délicieuses de causerie et de plaisanteries, au bout desquelles on raccompagnait la jeune fille à son hôtel. Le petit bonsoir sur le pas de la porte était toujours une déconvenue pour l’auteur du Voile du Bonheur, pour qui le bonheur demeurait voilé. Mais il n’en laissait rien paraître et il recommençait le lendemain.

Un soir, ils invitèrent Brandès qui fut assommant, péremptoire et galantin. Il contredisait tout le monde, pour briller aux yeux de Selma distraite et qui pensait à Herbert. Il ne fut intéressant qu’au sujet de Frédéric Nietzsche qu’il avait beaucoup connu et qui, devenu fou, signait ses dernières lettres : le crucifié, der Gekreuxigte. Mais Clemenceau n’avalait pas Zarathoustra, « une pyramide de métaphores ». Si l’anticatholicisme de Brandès, d’ailleurs imbécile, l’amusait, sa germanophilie l’agaçait et il ne se gênait pas à l’occasion pour lui secouer « les puces de Berlin ».

Après bien des travaux d’approche, des combinaisons et des stratagèmes auxquels se prêta le bon amiral, il obtint enfin un entretien à deux dans l’hôtellerie du Lapin couronné, à quelques kilomètres de Carlsbad, pendant qu’on préparait le dîner. Il se fit pressant et câlin. Il prit la jeune fille dans ses bras. Elle se laissa faire. Il l’embrassa dans