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Page:Léon Daudet – La vie orageuse de Clemenceau.djvu/18

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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

saisit ainsi brusquement, comme un rapace, après une douzaine d’années écoulées, à l’occasion d’une phrase, d’une allusion, d’une physionomie, d’une date, d’un reflet. On était en mars et quelqu’un avait parlé de la giboulée qui battait la rue de la Faisanderie.

Adulé, redouté, trompé, calomnié, envié, menacé de mort, aimé par une belle artiste aux longs bras, au corps onduleux, aux attitudes classiques, aux baisers ardents, Clemenceau revoyait ces heures hideuses, alors que la furie de l’émeute, puis de la révolution, s’était déchaînée sous ses yeux brusquement. Il n’y croyait pas. Au général Lecomte, puis au général Clément Thomas, venus pour enlever les damnés canons à la première heure d’un matin brumeux, il avait répondu par des paroles rassurantes : « Aucun danger, tout va se passer le mieux du monde. » Toutefois, le temps passait. Les chevaux n’arrivaient pas avec les attelages convenus. Les gens de la butte, alertés par un tocsin inattendu, commençaient, hommes, femmes, enfants, à fraterniser avec des soldats hébétés, mal éveillés, qu’on entraînait chez les mastroquets, auxquels on versait de la soupe et du vin. Des noms de lieutenants et de capitaines revenaient à l’esprit de M. le Maire, novice dans sa fonction et rempli d’illusions sur le recours au bon sens des foules et leur générosité naturelle. La Révolution, le Champ-de-Mars, les embrassements, le drapeau tricolore, la Marseillaise, les bras noueux agitant des piques, la forte voix du canon d’alarme, tous les citoyens face à l’ennemi… Le Prussien n’était-il pas là tout près, escomptant nos déchirements. Charles Hugo, dont les beaux et jeunes enfants, Georges et Jeanne, riaient à cette table après avoir dansé, n’était-il