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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

pas varié. Sa vitalité remarquable, incessante, vigilante, son amour abstrait et concret de son pays, de sa petite patrie vendéenne, de ses parents, de ses vieux amis, son sentiment de la grandeur et de la métaphysique des humbles, de tous ces hommes qui donnaient leur vie pour un idéal rejailli de leurs profondeurs, mais qui n’avait rien fait pour eux que de leur donner le travail de la terre, le langage et quelques fêtes carillonnées, tout cela se fondit dans l’état second, dans la transe.

Continuant à vivre parmi les larves d’assemblée, à écrire chaque jour, levé dès l’aube, son article, à parloter avec les uns et les autres, il eut sa vraie vie aux tranchées, parmi ceux qu’on appelait les poilus et qu’il eût voulu tous serrer sur son cœur. Il ne sentit plus le goût des aliments, ni du chou, qu’il aimait, ni du pain, ni du vin. Il se disait que ses articles de journal ne suffisaient pas pour montrer ces gailards-là au monde, pour faire jaillir la flamme aux cimes ; il cherchait comment établir le courant sacré entre ceux qui sacrifiaient tout, femme, famille et vie, sur l’autel fumant de la Patrie crucifiée et ceux qui continuaient à ne penser qu’à sauver leur avoir, leur tran-tran, leur reste de bien-être.

Cependant des bruits lui parvenaient et de tous les côtés, car sourdement l’esprit public se tournait vers lui, de son quartier de la rue Franklin aux frontières. Le soir, avant de se coucher, après un rapide dîner, expédié à la va comme je te pousse — (il y avait du mérite, étant naturellement gourmand) — il réfléchissait au moyen de se donner au pays au maximum, de libérer les forces qui étaient en lui. Un jour sa femme de ménage, celle qui