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Page:Léon Daudet – La vie orageuse de Clemenceau.djvu/265

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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

du puissant vieillard. L’esprit d’humilité non plus. Il songeait à un bouquin qui confesserait son état d’esprit, à cette minute souveraine de son existence, et où il dirait les choses comme elles sont, non avec le ronron bondieusard de Bossuet, ni avec les verroteries de Chateaubriand, mais en parlant « tout dret comme on parle cheu nous ». Ah, zut, parler de soi, c’est toujours une corvée. Ce sont les autres qui sont intéressants et notamment ceux, incomparables, qui pendant quatre ans ont fait la guerre. Des figures de soldats, hirsutes et confiantes, passaient sous ses paupières, des figures qui avaient exorcisé la peur et tous les mauvais sentiments, où ne subsistait plus que la vertu… Virtus.

« Quels pouvaient être les sentiments de Scipion quand il eut défait Annibal, écarté de son pays, de la Louve aux deux mamelles, la douleur et la honte de la servitude ? »

Dans le demi-sommeil de l’aube grise de novembre, il entendit sonner 5 heures, puis 5 h. 1/2. Or, c’est à 5 h. 46 que le général Mordacq reçut la bonne nouvelle, après tant d’alarmes et de doutes, de la signature de l’armistice. Il courut aussitôt rue Franklin et son patron, très ému, le serra dans ses bras.

C’est par le premier facteur de la matinée, qui joue un si grand rôle dans sa vie, que le peuple parisien apprit l’événement et qu’à 11 heures, sur tout le front, le feu cesserait. Après quatre ans, pour les pères, les mères, les femmes, les sœurs, les petits frères, l’angoisse se déliait, la chaîne de fer tombait. La grande ville fut comme folle et le demeura toute la journée, puis toute la nuit suivante. Sur les places, les carrefours, dans les avenues bordées de