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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

canons pris à l’ennemi, les chants succédaient aux chants, les pétarades aux pétarades, les danses aux danses, rondes et farandoles éperdues, où jeunes femmes, jeunes filles et demi-vieilles semblaient ne plus sentir le sol. Enfin ça y était ! Ce que l’on croyait ne devoir plus jamais arriver était arrivé ! Clemenceau les avait eus ! Sans doute Joffre, Foch, Mangin et les autres avaient été très épatants, mais c’était le Vieux qui les avait eus ! Du jour où la canne à la main, le feutre aux yeux, l’œil, sous les gros sourcils, flambant de colère et de bonté, il était allé, par tous les temps, trouver les poilus dans leurs trous de boue et de mort, et leur avait remonté le coco, avec cette voix qui pinçait le cœur, électrisait l’homme, les choses avaient changé d’aspect. Il avait bien été le Père la Victoire et qu’aucun obstacle n’avait jamais arrêté, qu’aucun coup de déveine n’avait jamais abattu.

Le spectacle de l’après-midi fut étonnant et tel qu’on n’en imagine pas de plus grandiose. Clemenceau lut à la Chambre emplie jusqu’au bord, telle une coupe d’enthousiasme, les conditions de l’armistice. Je le vois encore, à cette même place où il avait, tant d’années auparavant, « tombé Ferry », je le vois tenant son papier dans sa main tremblante, dominant une émotion terrible (il ne s’agissait pas d’embuer le verre de ses lunettes) et mâchant les syllabes d’une voix qui n’avait pas vieilli : « Est-il beau ! » me disait Philippe Berthelot. Nous le regardions de la tribune des directeurs de journaux, tandis que, sur la Seine, le canon tonnait et qu’une foule enivrée pressait le Palais-Bourbon. Il était tout en noir, avec ses éternels gants gris. Quand il eut achevé sa lecture, il revint s’asseoir au banc des ministres, c’est-à-dire au premier rang de