Page:Léon Daudet – Le Monde des images.djvu/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus nette, a déchaîné, dans le poète altissime, un torrent de personnages intérieurs, héréditaires, dont il s’est délivré par la poésie, en les nommant et désignant selon les circonstances, ses sympathies, ses antipathies et ses lectures. La Vita Nuova donne la clé de la Divine Comédie, comme les Sonnets de Shakespeare donnent la clé de son cœur tragique. Ouvrez Ronsard et vous reconnaîtrez vite que ce sont ses images, ses propres images, issues de sa lignée, qu’il aime, chérit, gourmande ou exalte, sous les noms de Marie, d’Hélène et de Cassandre. Quand Thomas de Quincey s’éprend pathétiquement de la petite Anne, de la petite prostituée Anne, dans les rues fourmillantes de Londres, c’est l’apparition en lui d’une personimage amplifiée par l’opium, singulièrement hasardeuse et impure, qui suscite cette immortelle dilection. Je dis immortelle, car la petite Anne, qui verse au poète érudit et défaillant un verre de porto épicé, est à l’origine de toutes les Fantine et les Sonia du romantisme français et russe. En littérature, pays de la transmission frémissante, les personimages suscitent, d’un confrère à l’autre, des personimages à leur ressemblance ; les poètes, les romanciers, les dramaturges, même les philosophes, se fécondent entre eux par l’intermédiaire de leur lignée. Ils se repassent l’ancêtre dominateur ou inspirateur, en même temps que le flambeau de Lucrèce.

En aucun de nous le passé héréditaire n’est jamais mort. Il revit, à chaque instant, par figures