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Page:Léon Daudet – Le stupide XIXe siècle.djvu/136

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LE STUPIDE XIXe SIÈCLE.

et sur la grande place : « Messieurs et mesdames, il vient de se produire parmi nous un prodige unique, extraordinaire : monsieur un tel, ou madame une telle, qui laisse ou sème derrière lui (ou elle) à grande distance tous les poètes des deux sexes du passé. Il ou elle unit, à la force de Pindare et à la finesse d’Horace, le chant homérique et virgilien, l’héroïsme de Corneille et la passion de Racine. Jamais, depuis que le monde est monde, et que je bats de mon tambour, si suave concert n’a retenti aux oreilles des bipèdes raisonnants. Accourez tous et applaudissez ! » Tout le monde accourt, en effet, et applaudit d’avance, cependant que le jeune prodige, de l’un ou de l’autre sexe, enfle ses joues, tend son masque, raidit le jarret, redresse le torse, et accouche enfin d’un sonore crepitus. En suite de quoi émerveillement général. Jamais au grand jamais, ne fut ouï tel concert champêtre, au fond bleu et doré des toiles de Watteau ! Il y en a désormais pour quinze ou vingt ans, pendant lesquels, à intervalles fixes, le tambour recommence son boniment, le poète ou la poétesse son bruit incongru, le badaud son enthousiasme, jusqu’à ce qu’enfin l’on s’aperçoive que cette tempête d’harmonies n’est qu’un simple vent, bien que constitué de plusieurs bourrasques. On songe alors, avec mélancolie, à la plaintive, larmoyante, mais touchante et sincère Desbordes-Valmore, qui traversa la misère et la douleur vraies et se déchira aux ronces du sentier, parmi une indifférence à peu près générale, sa lyre orphique à la main.