Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/101

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j’étais interne dans le service de mon vénéré maître Labroche, Trouillot fonctionnait déjà ; mais que je ne vous dérange pas. Travaillez. Au revoir ! »

Il roula vers la sortie. L’interne, d’une incision rapide, mena le couteau de la gorge au bas de l’abdomen. Un flot de liquide jaune jaillit du ventre gras et coula des rigoles de la table sur le plancher avec un glouglou hideux. Mon être se souleva de dégoût. Ce fut pire quand, agrandissant l’ouverture et rompant les côtes à l’aide de forts ciseaux, l’opérateur retira un à un les organes de cette cavité misérable. Je vis le rouge et bulleux poumon, le cœur onctueux et rond, le foie qui s’étale comme un dôme brun et la rate sombre, ferme dans sa capsule. Avigdeuse, d’un air distrait, saisissait chaque organe, le comprimait, le palpait, esquissait une plaisanterie. Il grattait le poumon, incisait le foie, et promenait un bistouri à la surface, entrait ses doigts dans les cavités du cœur, mais sans enthousiasme, avec une moue maussade, soit qu’il eût hâte d’avoir fini, soit qu’il eût peur de tacher, malgré le tablier protecteur, sa redingote à revers de soie. Trouillot me surveillait, m’apprenait à vider le seau, à éponger la table. Quand on déroula l’intestin comme un monstrueux serpent, j’eus une brusque secousse et me cramponnai à une chaise pour ne pas tomber. Cette défaillance passa inaperçue ; je devais, hélas, m’aguerrir.

Car, maintenant encore, je m’effare du contagieux esprit d’habitude qui explique, chez les Morticoles, tant de stupres et de forfaits. Au bout de quelques jours, j’avais pris mon parti de cet affreux métier. J’aidais Trouillot dans ses besognes les plus répugnantes. Il apportait en cachette des bouteilles de vin, volées à l’économat, que nous buvions entre deux cercueils. Bientôt ceux-ci perdaient leur signification. L’alcool les animait. Ils devenaient une assemblée de camarades, un peu silencieux, un peu raides, mais attentifs à nos ébats. Trouillot se levait, oscillant sur ses jambes molles et torses, et entonnait une de ses mul-