Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/111

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vers la lumière ! Chez nous, tout le monde est sur le même rang, sans diplômes, titres, décorations, ni faveurs ; les imbéciles sont honnêtes ; les rares savants tournent leur science en bienfaisance. Votre docteur Charmide est un des nôtres égaré parmi vous ; mais il ne suffira pas à vous ramener au juste et à Dieu. »

Je subis bien des tristesses pendant mon séjour à la salle Bucolin. Je vis ceux qui souffrent du foie et dont la figure jaune et chinoise ne devient jamais blanche. Leurs yeux aussi sont jaunes et leur bouche prend un pli amer. Ceux qui souffrent du cœur : essoufflés, les narines battantes, ils se redressent dans leurs lits, les mains étendues en avant ; quelquefois, un accès de suffocation les saisit, tocsin douloureux de leurs veines. Alors ils se compriment et s’arrachent la poitrine. Les uns sont tout rouges et les autres tout blêmes et bientôt ils se gonflent comme de la baudruche. Je vis des guérisons fausses : un malade déclare qu’il va partir, fait ses préparatifs, célèbre comme un paradis la vie misérable dans laquelle il rentre. Puis, à son dernier repas d’hôpital, une malencontreuse feuille de salade amène une crise d’étouffement. Il faut se déshabiller et se recoucher dans le désespoir. Je vis les convalescents de fièvre grave, leurs visages amincis et tremblants où perle une sueur visqueuse. Quelques-uns ont la tête si faible qu’ils disent des paroles incohérentes et font avec leurs doigts des mouvements mystérieux, tel un oiseau blessé qui s’essaye à voler. Je vis ceux qu’empoisonne l’atelier : le plomb les paralyse et leur ventre se tord dans des épreintes atroces, qu’ils calment en y plongeant leurs paumes calleuses et rouges. D’autres toussent à cause des poussières du charbon. À d’autres, le phosphore a dévoré les os. Chez d’autres, le mercure, s’insinuant comme une vapeur subtile, a tari les sources vitales, et ils ont l’air de cadavres qui marchent, d’un bleu livide et les yeux caves. Je vis l’anévrisme de l’aorte, qui bat sous les côtes élimées, comme une araignée de mort, et crèvera