Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/112

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bientôt, fastueux et rutilant geyser qui lance, expulse l’âme, l’anévrisme que sa proie connaît et observe. Tous deux fraternisent d’angoisse et de terreur. Les assistants n’osent plus découvrir la pellicule pulsatile, frêle barrière terrestre, tant elle est mince et rose.

J’appris à reconnaître ceux qui portent une tumeur profonde, agonisent lentement, broyés par ce démon intime. Leur regard pose une effrayante énigme. Spectateurs de leur propre drame, ils admirent leurs tissus cédant à la Reine, tels des courtisans empressés, la galopade de la Mort, étincelante sur son cheval vert, puis des épisodes soudains, des coups de théâtre : ce sont des vomissements d’un sang épais et noir comme l’Érèbe ; c’est la perte de la parole au milieu d’une phrase, en demandant un peu plus de purée. L’acteur tragique s’arrête, hébété, porte la main à son front, lâche son assiette et tombe en arrière. Ce sont les veines des jambes qui gonflent tout à coup, dessinent une terrible forêt bleue. Que va-t-il arriver encore ? Au pied de la couche de ces porteurs d’inconnu, j’aperçois l’Avenir, drapé de deuil et silencieux.

À tous, Charmide donnait un soulagement, un conseil, un mot affectueux. Je me levais. Je suivais de loin la visite. Barbasse me disait : « Canelon, vous devriez étudier la médecine. Vous feriez des progrès étonnants. » Ce fut le germe de la déplorable résolution que je pris plus tard. Cependant le patron entrait dans les travées étroites qui séparent les lits. Il regardait et palpait soigneusement les organes atteints, examinait les urines polychromes, les langues animées de tressaillements vermineux. Il fixait un instant de son œil prophétique les regards éteints, vidés, ou remplis de crainte jusqu’au bord. Il recouvrait d’une serviette blanche ces poitrines sèches et rudes, où il entendait des choses si pénibles qu’il relevait la tête en soupirant. Alors on faisait silence dans la salle et, tandis qu’il auscultait (avec quel soin grave et prudent !), le tic tac de l’horloge mesurait le temps aux condamnés. Quelque-