Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/114

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pires d’entre vous sont encore plus bêtes que méchants ! Ils croient aux formules toutes faites, rigides et fausses. La plupart de leurs vices sortent de l’orgueil. Quel bipède parlant est donc supérieur à un autre ? Quel droit donne un parchemin ? Qu’est-ce qu’une loi, sinon un contrat librement consenti et où les deux s’engagent ? J’ai vu des gaillards tragiques, comme jadis ma barbe rousse, entrer salle Bucolin, la fureur dans le corps. Ils ne résistaient pas deux jours à la douceur de Charmide et s’assouplissaient peu à peu, tournaient leur sauvage rudesse en protestations de dévouement. Alors, chez ces combatifs, l’amour se traduisait ainsi : « Je voudrais bien qu’on y touche un cheveu de la tête, à notre docteur ! »

La surveillante et Barbasse me dressaient à l’examen des urines, à la recherche de l’albumine et du sucre, et je ne me trompais point de réactif. Je lisais les températures au thermomètre ; je les inscrivais sur une feuille de papier, par ces petits points que l’on relie progressivement et qui deviennent une courbe élégante.

La salle Bucoline ou des femmes faisait pendant à la nôtre, séparée d’elle par un grand vestibule à vitrages. Je pouvais y pénétrer à ma fantaisie. La gent féminine est la même partout, papillotante, rancunière, potinière et criarde. C’étaient des disputes perpétuelles, des camps, des luttes, des trames secrètes, des ma chère, des croyez-vous, des c’est bon, c’est bon et des menaces. Les vieilles réprimandaient les jeunes et les jeunes plaisantaient les vieilles. Parfois, près d’un lit, s’allongeait un berceau, et le glouton gamin désolait le service par son cri, empêchait le monde de dormir, tant qu’à la fin il se calmât, à l’approche tiède de sa pitance.

Le lit numéro vingt de la salle Bucoline était habité par une jeune fille brune, rose et charmante, Mlle Suzanne. Je pensais souvent à son fin visage ovale, et, dès que j’avais une heure libre, je courais auprès d’elle ; je la plaisantais sur ses yeux de malice, qu’elle avait gris