Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/115

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poudré d’or, et sur la petite couture à laquelle se dévouaient ses doigts agiles. Elle me répondait du même ton, aussi bonne et aimable que belle. Un jour qu’à la visite elle s’était montrée plus gaie et vivace encore que de coutume, je remarquai un rapide éclair de douleur qui zébra la mélancolique physionomie de Charmide. Au vestiaire, il dit tristement à Barbasse : « Cette malheureuse petite 20 est perdue, décidément perdue. La fièvre n’est pas forte, mais hélas… » Un geste navré acheva la phrase. J’eus le cœur brisé. Ainsi la mort, pourvoyeuse ignoble, se tenait prête derrière tant de grâce, une chair si tendre ! Après le départ du patron, je demandais quelques anciennes explications à l’interne : « Ah ! me répondit-il, la pauvre fleur coupée, elle embaume encore. C’est la phtisie rapide, Canelon. Quand vous étudierez, vous apprendrez à la connaître. Le temps n’a pas de faux plus aiguë, plus soudaine. »

Le soir, une fièvre intense prit ma mignonne Suzanne. Son teint parut plus animé. Le jour suivant, au matin, ce fut l’agonie. La surveillante tenait les chères menottes moites de la défaillante victime et je lui faisais respirer en pleurant le contenu d’un ballon d’oxygène. La couture gisait au pied du lit, fragile témoignage de la surprise. L’idée que dans vingt-quatre heures ces délicats membres de femme appartiendraient à l’infâme Trouillot et résonneraient durement sur le marbre, cette vision macabre m’était insupportable. Elle avait aimé sans doute et on l’avait aimée, cette hâtive proie du destin. Son cœur, en lutte dernière, avait battu bien fort pour de plus doux travaux… Malgré nos peines, le souffle allait s’affaiblissant. Les doigts crispés se détendirent. Le court gémissement, qui soulevait la poitrine menue, devint un affreux hoquet. Un bruit rauque écorcha son cou de tourterelle et ses beaux yeux gris, ses yeux pailletés d’or, je les vis tout à coup s’éteindre et sombrer. La tête oscilla, au gré de l’oreiller, sur lequel se mouvaient les flots de la cheve-