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Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/125

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de canalisation, que nos hôtes ont construits à l’image de ces vaisseaux du corps humain qu’ils passent leur vie à étudier, et qui font ressembler la ville à un vaste cadavre étendu. »

Nous arrivions au port. L’animation était grande. Je retrouvai les galères à tête de mort. Au delà, l’espace, le lointain horizon où nous avions souffert les angoisses de la quarantaine. Mon cœur se serra. On nous bousculait brutalement. Les délégués sanitaires, assistés de malades-portefaix, examinaient les substances que l’on chargeait et déchargeait. Ils importent leurs poisons dans l’univers. Sur des bonbonnes recouvertes de cuir, j’aperçus l’étiquette MORPHINE. Si les pauvres sont en proie à l’alcool, les médecins se sont ingéniés pour infliger aux riches l’amour des stupéfiants. Beaucoup se morphinent. D’autres se piquent à la cocaïne, respirent de l’éther, fument de l’opium, mâchent du haschisch, absorbent des pilules mystérieuses, qui leur enlèvent l’usage de leurs facultés et les plongent dans une demi-ivresse où ils perdent le sentiment du juste et de l’injuste, de la servitude et de la liberté. Nul n’échappe à ces toxiques, ni les femmes, ni les vieillards, ni même les enfants. La vie est si misérable pour tous ! Ceux qui n’ont pas d’argent sont écartelés par la faim, le froid, la maladie. Les riches subissent les tourments plus raffinés de la science. Aussi le crime est permanent. La haine, l’exaspération, les rancunes sont plus vives, tortueuses et sanguinaires qu’ailleurs, et la fleur vireuse de l’hypocrisie s’épanouit au fronton des monuments, qui portent audacieusement cette devise : Liberté, Égalité, Fraternité.

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Nous quittâmes ce quai tumultueux et lugubre où de pesants camions risquaient à chaque instant de nous écraser. Trub connaissait en ville un ancien garçon de l’hôpital qui nous attendait pour goûter. Nous y allâmes. L’intérieur était propre. Il y avait une femme et un