Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/154

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cassaient les jambes. Ce corps se recrute parmi les alcooliques les moins débilités. On leur verse, le matin des réjouissances, assez d’eau-de-vie pour les griser, pas assez pour que l’administration n’en tire pas un petit bénéfice. Ainsi lâchées, ces brutes se chargent de faire de belles lésions parmi le peuple et s’acquittent de leur besogne à merveille. Le lendemain de la célébration de la Matière, on amène dans les hôpitaux des hottes de fractures variées. Les autopsies augmentent du triple.

Les vociférations redoublaient. Je perçus ces mots : « Les voilà, les voilà », accompagnés d’injures et de grincements de dents. Les vagues de haine déferlèrent, miroitement d’yeux, écume de lèvres. Les poings se contractaient. Les visages se tordaient de rage contenue. Sans doute ces féroces étaient des malades, des estropiés. Sans doute les agents n’auraient pas de peine à les maintenir. Pourtant cette houle de fureurs me terrifia. Aussi loin qu’allait mon regard, je voyais la masse électrisée, frémissante. Les figures grimaçaient et luisaient. Les pères soulevaient les enfants, leur montraient leurs bourreaux. L’universel esprit de vengeance bâillait et rugissait comme un animal monstrueux accroupi sous les drapeaux et banderoles. Des délégations de médecins de province et de villes d’eaux se groupèrent devant le Parlement. Les orchestres jouèrent des marches funèbres, et les bannières flottaient, couvertes de devises : Bonheur, Santé, Travail, Liberté, Fraternité, Solidarité.

Des degrés du Parlement, descendirent les ratés de la politique et les libidineux sénateurs. Ils causaient entre eux, plaisantaient, se montraient le public. Ils étaient gras, bien portants, robustes, en face de cette hâve multitude, tel un bon morceau de bifteck devant un lion maigre, et j’admirais la barrière morale qui sépare l’oppresseur de l’opprimé. De quoi parlaient-ils ? Qu’agitaient-ils dans leurs cervelles vides et confuses ? Les uns avaient des favoris, d’autres de la barbe ; d’autres étaient imberbes