Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/223

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non, boum, au cachot ! Tu te souviens, Louise, de cette petite femme que son mari avait fait mettre là, parce qu’elle l’avait trompé. C’était un homme influent, un du Parlement, qu’on disait. Elle était si mince et si jolie que nous en étions toutes amoureuses et on n’osait pas lui parler, parce qu’elle avait été honnête. Elle sanglotait. Elle réclamait ses gosses à genoux. Une fois j’ai pu tout de même la prendre dans mes bras, la câliner, et elle a pleuré, tout contre moi, ici. J’avais ses petits cheveux dans la figure. Ah, que c’était doux !

— Oui, oui, continua Louise qui, tout entière à ses souvenirs, fixait de ses beaux yeux fiévreux un point ignoré de l’espace. Nous avons passé là des jours qu’on ne voudrait pas revoir. Et ça vous reste ; on ne peut pas les chasser. C’est comme un remords. Et celles qui mouraient ! Comment l’avait-on surnommée celle-là ?… Ah, j’y suis ! le Poisson, parce que la maladie lui avait dessiné des tas d’écailles d’argent sur la gueule. En sortant des Corps perdus, monsieur, on nous a donné, au Secours universel, un permis de raccrochage. C’est moi qui ai été syphilitique la première. Serpette, ça n’a été qu’ensuite. Je m’en suis aperçue par des petits boutons roses. Boum ! Encore à l’hôpital, un sérieux celui-là, chez le docteur Pridonge, le bavard. Des gueuses, qu’il nous appelait, et il riait, parce que ça l’amusait de voir de belles lésions, comme il dit. Venez voir, messieurs, la belle lésion de la gueuse ! Il nous a soignées. Mais ça n’était pas encore fini avec les médecins. » La chaleur, la nourriture et quelques doigts de vin avaient produit des effets divers. Tandis que Louise, les coudes sur la table et les mains dans ses paumes, nous racontait avec volubilité son existence, Serpette s’était peu à peu engourdie. Elle avait reculé sa chaise, et le front appuyé sur une main, les paupières battantes, elle s’efforçait de suivre le récit de son amie, l’approuvant parfois d’une légère moue comique.

« Monsieur — Louise nous prit chacun par le bras, —