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Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/233

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teurs, retentissaient de cris déchirants, puis devenaient silencieuses comme des tombes et me dévisageaient de leurs fenêtres muettes… J’avais perdu la notion de la durée et de l’espace. Il me semblait vaguement que j’avais longé l’hôpital Typhus. Les désastreux convois se succédaient sans interruption. Un attelage passait au galop, portant une quinzaine de cercueils démontés. Les ruisseaux roulaient des substances infectes. Des râles suintaient des murs, comme si les pierres elles-mêmes déploraient leur destin. Et la solitude, peuplée d’horreurs, étendait sur la ville ses ailes sombres.

Comme la nuit tombait, je me trouvais dans le quartier des riches, devant le Parlement, près d’un terre-plein encombré de statues. Tout à coup, j’eus dans les regards une illumination intense. Je levai les yeux : le ciel était rouge, ardent comme la gueule de l’enfer, et dans ce brasier proche ou lointain passaient des jets de vapeur écarlate, des gerbes d’étincelles, de gros nuages d’or incandescent. C’étaient les quartiers pauvres qui commençaient à flamber. La rumeur devenait infinie. Les malheureux, sans doute, rôdaient par bandes éperdues entre l’incendie et la mort.

J’y voyais plus clair qu’en plein jour : les monuments et leurs devises, les statues et leurs piédestaux, tout cela, par l’effet des projections rutilantes, prenait un relief splendide ; les arêtes vives de la pierre rose se découpaient sur un fond de pourpre. C’était bien l’haleine du sinistre et comme un prélude de chaos. Dans mon cœur bondissaient mille sentiments excessifs, sarabande à la lueur du volcan et j’interrogeai fiévreusement ce grand ciel peint rempli de fureur, ce ciel sacrilège que je pouvais braver, puisqu’il ne renfermait pas mon Dieu.

Je sentais la chaleur du brasier, telle une devanture de rôtisserie. J’entendais derrière moi le souffle des fuyards, l’écroulement des poutres craquantes. Au moins une fois les pauvres se chaufferaient ! À un perquisiteur, qui menait une troupe de cercueils, je demandai : « Où portez-vous