Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/234

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tous ces cadavres ? » Il me répondit brusquement : « À la flamme ! » et disparut d’un pas alerte, comme le chevalier du Feu et de la Nuit. J’avais besoin de tâter l’homme, si sauvage qu’il fût. Le pivot du réel me semblait perdu et j’avais hâte de le retrouver. Je cherchai donc la route de la Faculté, à la faveur de l’étincelant et sonore halètement de la ville.

Dans mon égarement, je parcourus dans tous les sens un labyrinthe de rues et de culs-de-sac et je croyais avancer alors que je tournais sur moi-même. Un vent fort et rapide se leva et poussa de l’ouest à l’est des amoncellements d’une brume éclairée, toute une mobile coupole d’or fauve où les flammèches pétillaient comme des pierreries en fusion, comme des étoiles. L’énergie de mes sens décuplait. J’avais en moi un autre Canelon, plus lucide, et une fièvre bizarre se leva dans mon âme, fleur de la destruction, joie possible du dernier homme. Ces lieux aveuglants, dévastés, cet horizon embrasé, ces sonneries, ce vague piétinement de fantômes, l’odeur des substances consumées, de la mort, le frisson divinatoire me haussaient l’esprit jusqu’à prédire. Je parlais tout seul en marchant, pour rendre à l’air ce qu’il m’apportait d’excessif…

Au coin d’une borne, sur le sol, deux frêles créatures étaient enlacées. Leurs tristes vêtements devenaient luxueux par la fulguration de l’espace, et les lueurs d’en haut prêtaient à leurs visages une grâce d’apothéose. Je reconnus Louise et Serpette, mourantes à l’endroit même où nous les avions rencontrées. Leurs corps tombaient là où tant de fois ils s’étaient offerts. Je m’avançai, regardant tout autour de moi, craignant l’arrivée des scaphandres. Je saisis une main froide et déjà raidie qui ne répondit point à mon étreinte. Pourtant, la tête fine de Serpette, accoudée sur le bras de Louise, dans une pose inquiète et charmante, eut un tressaillement bref, et je crus que les yeux allaient s’ouvrir, car ils s’étaient fermés sans doute pour fuir l’incendie, préférant la terreur intime à celle