Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/278

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chez les Morticoles, comme partout, une classe à part, détestée mais puissante, et Wabanheim en était le fleuron scientifique. Avide et sordide, il jouait gros jeu à la Bourse, perdait quelquefois, gagnait le plus souvent, grâce à des renseignements sûrs tirés de sa coterie de financiers. L’ambition était aussi développée chez lui que les autres vices et les combattait, car elle le forçait à donner des réceptions. Pour réussir au septième Lèchement symbolique en chaussettes, pour atteindre à la plus haute des Académies, il est nécessaire de gaver ses futurs collègues. Ces agapes étaient organisées par Mme Sarah qui, à ces occasions, jetait l’or par les fenêtres. Le vieux ne pouvait récriminer, puisqu’il s’agissait de sa candidature. D’ailleurs elle mettait toute son âme à l’intrigue, visitant ses coreligionnaires, flattant les gens en place, d’une souplesse et d’une ingéniosité merveilleuses. Lors des galas, Vomédon était roi de la table. Il s’empiffrait, ainsi que sa nombreuse famille, et, pendant tout le festin, le dur Wabanheim vantait les travaux de son hôte illustre, les citait à la queue leu leu, en déclamait des passages par cœur. Il prouvait à la tribu des Vomédon, aisément convaincue de ces vérités, que son chef était inimitable, savant hors pair et philosophe génial. J’observais la cible de ces flatteries et je surprenais bien de la malice derrière les paupières fripées et clignotantes du physicien. Un jour, dans l’antichambre, tandis qu’il endossait son paletot, je l’entendis chuchoter à l’oreille des siens ébahis et rieurs : « Ah ! le vieux diplomate ! Et quand je pense que demain nous subirons les assauts gastronomiques de Cortirac ! Réellement, cette rivalité nous nourrit. »

Je suis naturellement curieux, et ce vice s’était fort développé depuis mon séjour chez les Morticoles. En l’absence de mon maître, je fouillais ses papiers, je lisais sa correspondance. Souvent il me dictait des lettres importantes. J’écoutais même aux portes et je surprenais des discussions entre le mari et la femme sur la possibi-