Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/280

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à plaider la cause adverse. Cette visite lui serait payée dix mille francs. Le malheureux Wabanheim gémissait de débourser une pareille somme. Mme Sarah glapissait : « Veux-tu, oui ou non, réussir ? On n’achète jamais trop cher la défection d’un Académicien influent ! »

Chaque matin, le juif pâlissait davantage et se plaignait de vertiges et d’éblouissements. Chaque nuit, il rêvait de l’élection, de son triomphe, et assistait, la joie au cœur, à la noire défaite de son rival.

Les jours de consultation, j’étais occupé à caser les clients dans des pièces séparées. Ceci permettait à Wabanheim de les expédier plus facilement. Tous me glissaient une pièce d’or dans la main et me recommandaient de les faire passer vite ; à tous j’affirmais que leur tour serait bientôt venu. Ils subissaient néanmoins de formidables attentes. Un d’entre eux était acharné. Il revenait deux fois de suite dans l’après-midi, pour contrôler son traitement et demander au bon docteur de l’examiner à nouveau. C’était un nommé Burnone, gros petit homme glabre, qui se croyait toutes les maladies morticoles et dont les yeux exprimaient une perpétuelle angoisse. Il faisait la fortune des médecins, courait de l’un à l’autre, suppliait qu’on l’auscultât, le palpât, l’interrogeât, seulement rassuré quand il était dans les griffes doctorales, et repris de ses craintes et de ses scrupules dès qu’il les avait quittées. Ses poches étaient bourrées de médicaments : « Dites-lui, me répétait-il en me serrant le bras, dites-lui que c’est son ami Burnone et que c’est très pressé, que ça va très mal. » Je frappais à la porte de Wabanheim. Un Entrez ! strident retentissait. Je surprenais mon maître en train de bâcler une ordonnance. Un riche se tenait piteusement debout près de lui, ou plaçait avec précaution deux billets bleus sur le coin de la cheminée.

Parfois, dissimulé derrière une épaisse tenture, j’assistais à la consultation. Wabanheim se montrait grossier, surtout avec les femmes, comme s’il eût eu contre elles