Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/285

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prisons, ou qui tripote avec les pharmaciens. Wabanheim me demandait, déchirant le numéro avec rage : « Ne peut-on pas acheter le silence de ces misérables ? » Je répondais négativement. Ce n’était pas une affaire d’argent ; c’était une querelle de femmes. Plus l’élection approchait, plus le Tibia brisé accumulait les outrages. Des conciliabules nombreux se tenaient chez nous. On y discutait les chances de Cortirac. C’étaient des marchandages, des échanges, des promesses, puis des défections de la dernière heure, des lâchages et des imprécations : « Comment ! hurlait Wabanheim à propos d’un de ses collègues, comment, il me trahit, lui, lui que j’ai tiré de cette abominable affaire de mœurs ! Sans mon attestation en justice, il serait maintenant chez Ligottin, ce sénateur ! Et il chauffe la candidature Cortirac ! » Ce dernier ne négligeait rien pour réussir. Il avait promis sa voix dans tous les examens pour dix ans. La lutte serait chaude autour du cercueil-fauteuil de Sidoine.

Les domestiques s’amusaient de cette rivalité. Ils se passionnaient, engageaient des paris. J’avais obtenu de ne pas dîner à l’office. On me servait dans une petite pièce contiguë. De là j’entendais les éclats de voix de mes camarades et les rires de Mlle Hélène. Tout ceci me rappelait les disputes de la Faculté. Wabanheim passait sur ses clients ses colères et ses craintes : « Vous n’avez pas suivi mon ordonnance. Vous n’avez pas pris scrupuleusement vos cinquante cuillerées à soupe de Banarritine. Donc vous mourrez, mon cher monsieur. Je m’en lave les mains. Je vous ai tiré du tombeau par les cheveux. Vous vous y rejetez. À votre aise. » Suivaient les sanglots du malheureux, qui se traînait à genoux, parlait de sa femme et de ses enfants : « Je vous payerai ce qu’il faudra, mon bon docteur, mais ne me chassez pas ; sauvez-moi ! Je boirai ma Banarritine. J’en boirai dix flacons. Voilà cinq cents francs, mille francs ! » Le spectacle des billets bleus attendrissait le bon docteur. Il grinçait