Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/286

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entre ses dents : « Mauvaise tête ! mauvaise tête ! vous mériteriez que je vous envoie à Cortirac. Votre affaire serait nette. Enfin, je suis bon prince. Je vais refaire votre ordonnance. Vous savez, c’est la dernière. » Quant à Burnone, qui nous harcelait, je reçus l’ordre de ne plus le recevoir. Le petit homme se fâcha, supplia, tapa du pied, déclara qu’il se jetterait à la rivière, sortit, rentra, me fit respirer son haleine, me tira la langue comme preuve de sa mauvaise situation gastrique. Je perdis là mon meilleur pourboire. J’entendis encore un jeune homme prier mon maître de venir en consultation auprès de sa mère mourante. Après avoir convenu de l’heure et du lieu, on aborda la question de prix : « C’est que…, bredouilla le jeune homme avec timidité et une hésitation pudique, tandis que ses joues s’empourpraient, c’est que, docteur, nous n’avons qu’un petit patrimoine… et je… — Mais, mon garçon, interrompit le digne médecin, en lui tapant affectueusement l’épaule, apportez, apportez toujours le petit patrimoine ! »

Cette cruauté avait fait à Wabanheim beaucoup d’ennemis et il les retrouvait à l’occasion de sa candidature. On lui reprochait de n’avoir point la dichotomie scrupuleuse, de ne point partager intégralement avec ses collègues les honoraires des consultations où ceux-ci l’appelaient. Il n’avait pas d’amis, mais il comptait sur ses coreligionnaires et leurs ramifications à la Bourse, sur quelques consciences vénales, comme Vomédon, enfin sur ceux dont il connaissait les cadavres. Les Morticoles se servent beaucoup du chantage. Chez eux, le silence est vraiment d’or. Les plus habiles collectionnent des dossiers, et font savoir, par voie indirecte, aux intéressés influents qu’ils les possèdent.

Le matin même de l’élection, le Tibia brisé publia un article d’une violence inouïe, où se trouvaient expliquées tout au long les principales fraudes de Wabanheim. Il y avait trois chapitres : Le Sauvage, Le Spéculateur, L’In-