Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/288

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diaire entre ce génie et ceux auxquels il dispense la vie et la santé ! » Ces transports persistaient quand un deuxième émissaire accourut, livide de consternation. Le résultat était certain : Cortirac tombait Wabanheim à dix voix de majorité.

Je remontai vite chez nous. Mme Sarah, les lèvres pincées, la figure mauvaise, arpentait fiévreusement le salon. Elle connaissait la nouvelle : « Nous sommes battus, Félix, battus à plates coutures — me cria cette femme si fière, qui n’adressait jamais la parole à ses domestiques. — Cortirac l’emporte et nous déshonore ! » La sonnette retentit. Wabanheim rentrait seul. Je fus épouvanté du changement de son visage. Lui, si pâle d’ordinaire, avait les pommettes rouges comme deux grenades, les yeux hagards, la démarche chancelante. Il s’écroula sur un fauteuil en murmurant : « Les traîtres ! les traîtres ! Oh ! je me vengerai. » Mme Sarah, sans lui adresser la parole, continua sa promenade furibonde au milieu de tous les bronzes, dont les dédicaces reconnaissantes prenaient un aspect ironique et funèbre. Je n’osais point bouger, ni sortir ; le moindre craquement de mes chaussures neuves m’effrayait, et je m’assis sur une chaise, sentant que le désastre allait loin. Wabanheim respirait avec effort. Des perles de sueur roulaient sur son vaste front, se rejoignaient en petits ruisseaux, qui lui coulaient le long des joues, suivant la pente des rides. Par intervalles, il levait un bras d’un geste de détresse, puis le laissait retomber pesamment. J’entendais ce souffle énorme, je voyais ce robuste corps terrassé. L’ambition fait de tels ravages ! Ce qui s’écroulait en lui et autour de lui devait être terrible.

Enfin, Mme Sarah s’arrêta devant cette loque vaincue et se mit à l’interpeller : « Ta situation est perdue, et à un âge où tu ne peux la refaire. Tu n’as pas voulu suivre mes conseils. Tu as joué à l’économie. Cela te réussit joliment. Je t’avais dit de les payer tous, tous, tous ! Pas un de tes élèves n’est venu. Ils sont tous chez Cloaquol. Notre