Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/289

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maison est morte. » Mon maître ne répondait rien, et l’on ne percevait que le halètement de sa poitrine, tumultueux, périodique. Tout à coup, ses yeux vitreux se fermèrent, sa tête s’affaissa sur son épaule, et il eut un farouche hoquet. Je dus le porter sur son lit, le déshabiller, lui mettre des sinapismes aux pieds et aux cuisses. J’étais seul dans la chambre. Sa femme s’était éloignée en haussant les épaules, et je pensai qu’elle avait envoyé chercher un collègue. Le cœur battait avec des interruptions soudaines. La peau était froide. Tout en m’activant autour de ce colossal organisme, je songeais aux spectacles qu’il avait supportés sans faiblir et à l’effroyable égoïsme qui lui faisait perdre connaissance, parce qu’il échouait à l’Académie. Lui, qui voyait agoniser avec calme des jeunes filles et des enfants, lui qui prédisait si joyeusement la mort, était abattu comme un bœuf par l’élection de son rival ! Cette réflexion m’ôtait toute pitié. Je changeais machinalement les sinapismes. Je me comportais en vrai Morticole. Il souleva ses paupières et grogna : « Boire, boire ! » J’allai chercher à la cuisine un verre d’eau. En passant près du boudoir de ma maîtresse, j’entendis des soupirs. J’ouvris la porte et lui dis que mon maître reprenait connaissance. Elle pleurait de rage, la tête dans ses mains. Elle ne me répondit point et ne changea pas de position.

Quand je rentrai dans la chambre, un spectacle extraordinaire m’attendait : Wabanheim était assis sur son lit, sa chemise ouverte montrant sa poitrine velue, trempé de sueur, les favoris en broussailles, les regards plongés dans quelque monstrueux cauchemar, les bras tendus en avant, et il gémissait : « Je ne veux pas…, je ne veux pas… J’ai peur de la mort… Canelon… — Il me saisit les mains, me tutoya. — Canelon, vite va chercher… — Sa voix s’étranglait. Des pleurs coulaient sur ses larges méplats flamboyants. — …n’importe qui… oui… n’importe qui… J’ai peur de mourir. Va… même chez Cortirac… Appelle Sarah ! » Il but avidement l’eau que je lui