Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/292

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ment, il articula ces syllabes tragiques : « J’ai peur de mourir…, du… boule… versement. Tout ça est pris. — Il passait les doigts sur sa nuque. — Sauvez-moi, Gigade… Et… vous, Boridan… Rappelez-vous… comme je vous ai poussés. Vous me devez… votre avenir et tout… Acquittez-vous… Je ne veux pas m’en aller… Je ne veux pas ! » Gigade, qui se contenait depuis le début de cette mélopée, éclata de rire : « Mourir ! Allons donc ! Avec cette mine-là ! — Et il tapotait le menton. — Ce pouls excellent ! — Il le tâtait avec négligence, suivant les secondes sur sa vaste montre. — Vous nous enterrerez tous. » Boridan avait fait la grimace au rappel des services rendus, et Cercueillet bougonnait avec une moue comique : « Certainement, certainement… La chose… »

« J’ai la poitrine oppressée… Auscultez-moi ; Boridan…, je vous en supplie… J’ai peur. Comprenez-vous ?… Ne me prévenez pas… Oh, ne me prévenez pas si c’est très grave… Cela me tuerait. » Boridan leva la chemise avec calme, appliqua longuement son oreille incurvée, la changea de place et percuta. Quand il eut fini, il dit à Gigade du ton le plus tranquille, sans une nuance d’étonnement : « Qu’est ce que c’est que cette drôle de lésion-là ? Écoutez-donc ça, vous, père la Malice. Ça grelotte. Ça frémit. On croirait de l’apoplexie pulmonaire. » Les regards de Wabanheim devinrent immenses d’effroi, et la prunelle tressaillait, nageait, sautait sur le blanc démesurément agrandi, telle une bouée dans la tempête : « Apoplexie ! A-po-plex… Mais alors, c’est cela. Je vais mourir. — Il hurla. — Je vais mourir ! Je vais mourir ! Sauvez-moi, Gigade, Cercueillet. Des sangsues ! des ventouses ! Dites, vous, mon Boridan, mon bon Boridan, mon cher Boridan… — Il embrassait ses mains gantées… — On se trompe… Ce ne sont pas des râles… » Mais l’autre gardait une attitude compassée, raide, scientifique, uniquement attentive au mal qu’il soupçonnait… Gigade auscultait à son tour. En se relevant, il poussa une sorte de sifflement inquiet, et