Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/291

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sentiment humain ne l’avait jamais pénétrée, fût ainsi foudroyé. J’attribuais ces soubresauts à la secousse de son orgueil. Une phrase lente et cahotée, issue de l’antre de l’âme, et ruisselante de sincérité ultime, me prouva mon erreur : « Ah, je donnerais tous mes titres pour une année de vie…, un mois de vie…, quelques jours. Tout m’est égal, sauf la vie ! J’ai peur ! » Puis, la colère rejaillissait : « Vomédon, lâche et traître Vomédon…, puisses-tu souffrir… Oh ! ce coup de fouet !… ce que je souffre ! » Il contractait son poing noueux, implacable et tremblant et sa mâchoire carrée sautillait de haut en bas. Le sommier grinçait sous son poids.

« Mais ils ne viendront pas !… Ils ne viendront donc pas !… » La voix changeait comme celle d’un comédien, languissante maintenant et plaintive. Arrivèrent enfin le stupide Cercueillet et Gigade, le premier essoufflé comme s’il avait couru, l’air ahuri ; le second, jovial et déluré, parla d’abord, lançant son chapeau sur une étagère : « Bonjour, mon vieux maître ! Qu’est-ce qu’il y a ? Nous avons été battus ! Moi, j’ai fait votre jeu, vous savez ! Ah, ce diable de Cortirac a toutes les chances. J’avais parié pour vous. Elle est bonne !… Hein ? Qu’est-ce que vous avez ? Rien du tout, un bobo, un petit mouvement de bile. » Cercueillet secoua sa longue tête d’âne. Sa présence était inutile puisqu’il était chirurgien. Puis il n’espérait pas d’honoraires. Les médecins ne se dévalisent pas entre eux. La porte s’ouvrit devant le corps rondelet, le visage rond et stupéfait de Boridan : « Mais, mais, mais ! Qu’est-ce qu’il y a ? Nous avons été battus, mon vieux maître. — Il reprenait les phrases de Gigade, la même intonation faussement attendrie. — Je viens de quitter une consultation pressée. Mille francs de moins dans ma poche. C’est gentil, ça. Qu’avez-vous ? Que vous sentez-vous ? La suite des émotions de cet après-midi. Ah, l’animal de Cortirac ! Il a été le plus fort. » Wabanheim restait silencieux, inerte et morne, ses trois collègues devant lui. Enfin nettement, mystérieuse-