Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/312

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et labyrinthique des Morticoles, en connaissant toutes les ruses, il donnait l’impression d’un bandit armé pour la vie sociale, certain de l’impunité, puisqu’il buvait à l’auge du châtiment et de la récompense. J’admirais cet animal de proie, tandis qu’il exposait ses moyens de plaidoirie. En terminant, il demanda cent mille francs, son chiffre habituel, pour faire acquitter Sorniude.

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Quand j’entrai dans la salle d’audience, je crus qu’il s’agissait encore d’un Lèchement de pieds. Les juges étaient, au nombre de trois, en robe et toque rouge, assis derrière une longue table surexhaussée. Au-dessous d’eux, siégeaient d’autres pantins en robe et toque noire. Crudanet présidait, flanqué de deux trognes sinistres. Derrière moi s’étageait une série de bancs, pour les témoins, la presse, le public. Devant étaient les accusés, Sorniude, Bradilin et Cordre, et les plaignants, M. et Mme de Sigoin. À droite du tribunal, Méderbe ; à gauche, Foutange et Boustibras. Je retrouvais l’éternelle disposition des locaux morticoles, qui convient aux Académies, Facultés, Parlements comme à la Justice, et surtout au Mensonge. Ces juges n’ont-ils pas les mêmes passions que les autres, les mêmes vices, les mêmes crimes, les mêmes pieds de derrière repliés sous la table, tandis que les pieds de devant gesticulent ? Le mensonge est partout. Il est le repas invisible que l’on mange à ces tables vertes ou vernies, où s’asseyent des hommes rouges ou noirs. Elle symbolise, cette table, toute l’organisation sociale, sa tyrannie, son imbécillité. Au-dessus de la tête de Crudanet, j’aperçus un crucifix ; un crucifix, chez ce peuple athée par principe ! Comment est-il resté là, vide d’un Dieu qui ne supporterait pas semblable comédie ? Sans doute pour exprimer que, de toutes ces assemblées, celle où l’on rend la justice est encore la plus mensongère.

En me retournant vers l’auditoire, je distinguai la bonne figure de Trub, illuminée par une étincelante cravate