Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Foutange et Boustibras buvaient les paroles de leur adversaire. Le filet d’eau coulait, coulait toujours, rongeant peu à peu la pierre du crime et de l’accusation, interrompu par de petits gestes étroits et rares qui découpaient dans l’espace des figures géométriques.

Quand Méderbe arriva au ménage de Sigoin, sa voix devint plus basse, voilée de tristesse. Il est de ces hontes qu’il est pénible d’étaler, auxquelles on voudrait ne pas croire ; mais l’évidence est là, et il faut quelquefois sacrifier l’honneur d’une femme pour sauver celui d’un homme. Suivit le portrait de Mme de Sigoin, perverse, débauchée et malsaine, quittant et reprenant ses amants, puis éperdue, découverte, cherchant à entraîner dans sa chute son bon, son innocent docteur. J’observais la malheureuse victime. Elle s’était remise à sangloter, en proie à ces alternatives cruelles. Chaque phrase de son bourreau la courbait davantage. Bientôt Méderbe plaidait pour elle les circonstances atténuantes : « Si criminelle que soit cette femme, je n’oublierai pas, messieurs, qu’elle est une victime de l’hérédité. Les magnifiques travaux du grand juge qui préside ces débats — ici sourire flatté de Crudanet — nous ont appris que la prostitution se transmet dans la classe des malades riches comme dans celle des malades pauvres. Or, Mme de Sigoin mère était une dévergondée fameuse, si j’en crois les récits des vieillards. Son père était un fou qui passait deux mois par an dans la maison de santé du docteur Ligottin. » Quant à de Sigoin, Méderbe le traîna dans la boue. Il le montra exploitant la mauvaise conduite de sa femme et en tirant ses moyens d’existence, alcoolique, violent jusqu’à la furie, menaçant de sa canne Sorniude, ses dévoués auxiliaires et un innocent domestique étranger, démantibulant la pauvre vaisselle, l’humble salle à manger du savant. Bref, de plaignant, Sigoin devenait accusé ; il paraissait à tous infâme. Il crispait les poings, l’infortuné ; des larmes de rage honteuse lui glissaient sur les joues ;