Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/321

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causées par la température. Cet habile praticien eût pu atteindre plus haut encore, sans son détestable caractère et la jouissance infinie qu’il éprouve à torturer ses clients. Il leur enfonce de fines aiguilles rougies, par la mâchoire, jusqu’au crâne. Parfois, il en oublie une, et la retire un an après, tout encroûtée de carie. Parfois aussi, il se trompe, arrache sans nécessité douze dents saines, des fragments de gencives et laisse le mauvais chicot. Ces brutalités et ces méprises occasionnent des batailles fréquentes entre Poulquier, c’est le nom du redoutable personnage, et ses malades, batailles dont il sort avec des bosses et l’œil noirci. Mais ce sont pour lui des blessures glorieuses, des chevrons. Et je n’ai jamais vu râtelier plus affreux que le sien, plus comparable à un arc-en-ciel où chaque nuance est déterminée par un degré plus avancé de pourriture. On cite le cas de molairiens devenus enragés après trois séances chez cet énergumène, et mordant les passants dans la rue. À part cela, c’est un bon garçon et j’aimais qu’il dînât chez Purin pour la finesse de ses saillies.

Autre familier de la maison : le directeur des Muséums morticoles, un nain roux surnommé Qui-Qui. Un jour, il mena mon maître visiter son établissement, et je les accompagnai. La triste promenade ! Dans un grand cirque glacial, proche de la banlieue, se dressait une suite de bâtiments. L’un abritait les singes, grelottants, toussants et maussades. Bradilin venait là s’approvisionner de victimes. Plusieurs, les pattes coupées, se balançaient automatiquement, lamentablement, à l’aide de leurs moignons. Dans un coin, une guenon affamée montrait ses gencives suppliantes. Je remarquai aussi des serpents, engourdis sur leurs excréments, préservés du froid et de la pluie par des couvertures élimées, des hyènes phtisiques, des léopards scrofuleux, des lions plaintifs auxquels Poulquier avait arraché les molaires et les griffes, un éléphant sans trompe ni oreilles, une girafe paralysée, des oiseaux à l’état de squelettes. Qui-Qui nous expliquait ces merveilles,