Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/324

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Les hommes se tournaient le dos et feuilletaient très attentivement des journaux et des revues qui, la plupart, avaient trait à leur mal. Pridonge raccompagnait ses clients avec de gros rires et des éclats de voix : « Au revoir, vieux sale ! — Vieux paillard ! — Ah, le satané rigolo ! » La syphilis, sous toutes ses formes, lui procurait une allégresse toujours fraîche, toujours nouvelle.

Quelque temps après mon entrée dans la maison, il y eut un important dîner auquel furent conviés les plus fameux Morticoles, entre autres Vomédon, l’éternel parasite, Crudanet, Cloaquol, Gigade, Cortirac, Fête, Canille, Poulquier, l’auteur dramatique Loupugan, plusieurs élèves, plusieurs riches dont Burnone, beaucoup de dames et de demoiselles en grande toilette. La table était odorante de fleurs, lucide de cristaux, brillamment servie dans l’immense salle à manger. Tout autour, souriaient les portraits des ancêtres de Pridonge, médecins de père en fils et dévoués à la même spécialité. Mon maître portait toutes ses décorations ; sa robuste poitrine resplendissait de pierreries et de rubans de couleur. Nous autres, les domestiques, en livrée marron et culottes courtes, nous activions autour des quarante convives. Le repas fut luxueux et cordial. Pridonge était en verve. Son creux intarissable guidait, dominait la conversation. On causa d’abord de Banarrita, lequel venait d’empoisonner, par erreur, toute une famille : « La mort de Wabanheim lui a fait perdre la tête », dit gravement Cortirac, le vainqueur, qui rayonnait derrière ses lunettes d’or et savourait, avec le délicieux potage et les hors-d’œuvre bien assortis, le bonheur de son titre neuf. « Ce n’est pas la première fois que cela lui arrive ! s’écria Fête, Banarrita a déjà causé la mort d’une cinquantaine d’individus, et il passe pour le premier pharmacien morticole. Cela ne se produirait pas, si l’on se soignait par mon système.

— Mais c’est l’eau pure, votre système », riposta Pridonge, et il continua sans transition, se frappant le thorax