Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/325

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d’un geste jovial, et faisant sauter ses décorations scintillantes : « Croyez-vous que je porterais toute cette ferblanterie, si je donnais à mes malades — et son regard parcourut l’assistance — des boulettes microscopiques comme les vôtres ? Ils ne guériraient jamais, ils tomberaient vite en pourriture. Je suis le gardien de la Débauche. N’est-ce pas, Burnone ? » Le vieillard tressaillit et bredouilla, avec un sourire forcé, quelques paroles incompréhensibles. Je remarquai qu’il n’avait plus sa calotte noire et que sa perruque avait disparu. « Regardez notre ami Burnone, poursuivit l’amphitryon plein de bonne humeur. Il avait consulté Tartègre, Wabanheim, que sais-je, des spécialistes comme Purin-Calcaret, et tous n’y avaient vu que du feu. Ce qu’il avait, vous le devinez bien, messieurs, mesdames et mesdemoiselles ! Notre Burnone était poivré ! » La table se hérissa de rires aigus ou graves, et toutes les dames, un peu rouges, se renversaient en arrière, agitaient leurs éventails, et tous les yeux larmoyants de joie se tournaient vers cet hilarant Burnone, qui se mit lui-même à l’unisson. Les domestiques riaient, à l’idée de ce mal si comique, et les portraits des ancêtres, le vin dans les carafes, les cristaux, l’argenterie semblaient s’amuser prodigieusement : « Certes, gloussait mon maître, que le détail délectait, vous étiez dans un triste état, maître Burnone, quand vous êtes venu me trouver : une bouillie. Vous voilà frais et gaillard. Mais, prenez garde, polisson ; je ne réponds pas de l’avenir ! » Pridonge saisit un compotier : « De toutes les spécialités, la mienne est la meilleure. Devinez qui me procure ces fruits magnifiques ? Le trop généreux Loupugan, l’illustre Loupugan, ici présent. » L’interpellé fit la grimace : « Rassurez-vous, grand homme, je ne dévoilerai rien. D’ailleurs, c’est le passé. Aujourd’hui, mesdames et admiratrices, Loupugan se porte comme un médecin. On n’a rien à craindre avec lui. » Le dramaturge morticole, qui passait pour spirituel et forgeron de réparties acides, avait baissé le nez dans son assiette et pris une attitude bou-