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CHAPITRE IV


Le lendemain, Clapier renvoyait tous ses domestiques, dont moi. Trub rit aux larmes de l’aventure. Il avait eu des soupçons en voyant la gaieté d’Avigdeuse, et il s’était dit : « Cela présage quelque bon tour joué à son rival. » La lecture du Tibia brisé, des distributions d’argent à des personnages louches avaient achevé de l’édifier. À force de me remuer, et grâce aux anciennes relations de l’hôpital Typhus, je finis par dénicher une place de garçon aide-camisole chez Ligottin, médecin des fous.

Je n’éprouvais nulle appréhension en me rendant à mon nouveau domicile. Les fous ont quelque chose de sacré. Parfois, dans notre pays, des commerçants, après des voyages malheureux, s’imaginent qu’on leur veut du mal et que leur infortune est de cause humaine. Parfois des poètes, qui passent leur journée à chanter et à conter des histoires, se prennent peu à peu pour les héros de ces légendes, parcourent les sentiers d’un pas plus vif, les yeux au ciel et déclamant. On respecte les uns et les autres. On les soulage, on les contente, on va dans le sens de leur rêverie. Les commères empêchent les enfants, race impitoyable, de les tourmenter. Partout ils ont droit au gîte, au coucher, aux égards. J’arrivai donc chez Ligottin. Dans une pièce élégante, ornée de vieilles armures, ce colosse, à l’épaule duquel je n’atteignais pas, à la longue barbe noire, aux yeux étincelants et aux mains énormes, fixa les