Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/377

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déchireraient. Je leur jette des trognons de choux qu’ils se disputent, et des morceaux de pain qu’ils salissent. Ils se battent toute la journée. C’est rigolo ! Le matin je les asperge en masse et ça grouille, ça grouille ! En été c’est une infection. Quand il en meurt un, je l’attire avec des crochets et je l’enterre là-bas, derrière la colline. Quelquefois ils sont en épidémie. Alors, c’est un charnier plein de mouches. En place d’eau, je douche du phénol. C’est un rude métier. J’aimerais mieux la maison de ville. Sous mon prédécesseur, c’est même ça qui l’a fait renvoyer, ils avaient trouvé le truc de desceller les barreaux et ils s’étaient sauvés dans la campagne. Ils ont vécu deux mois dans la forêt. Le soir, quand on passait le long du bois, c’étaient comme des miaulements de chattes en chaleur. Et puis, nous avons mis le feu aux arbres, et ils ont tous grillé. Ah, ah ! ça n’est pas commode, les furieux ! »

L’immonde fourmillement de la cage m’obsédait. Je m’écartai : « Maintenant, murmura mystérieusement mon guide, je vais vous montrer quelque chose de curieux : un bonhomme que j’ai là depuis un an et demi, un étranger. On l’avait trouvé errant dans la campagne, et amené ici. Il n’est pas méchant. Nul ne sait qu’il est là, sauf M. Ligottin qui le tient en observation, parce qu’il fait des prières et qu’il a de drôles d’idées sur tout. Il raconte qu’il est d’un pays où il n’y a ni riches ni pauvres, où personne n’est malade et où on n’étudie aucune science. » Il me mena dans un pavillon séparé dont il ouvrit la porte. Sur un grabat de paille jaune, seul rayon de soleil de cette pièce poussiéreuse où le jour pénétrait par une étroite lucarne, j’entrevis un grand corps couché. Au bruit, il se redressa. J’eus un éblouissement : c’était Sanot en personne, notre bon, notre cher capitaine, que nous croyions mort et perdu à jamais, et qui, bien que n’ayant plus son beau teint rouge et sa tête joviale, avait même nez aplati, mêmes pommettes saillantes, même robuste collier de barbe. Je le regardais, inondé de joie sans pouvoir ar-