Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/40

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porte à droite ; je vais vous conduire. » Sa petite main tenait un bol de lait. Émue sans doute par mon visage terreux : « Buvez », dit-elle, et, d’un geste gracieux, elle porta le bol à mes lèvres. Douce compassion de la femme, qui lui fait soulager les pires détresses par son corps comme par son esprit ! J’avalai avec transport ce velours blanc et tiède, et, les yeux pleins de larmes, j’embrassai les doigts délicats. Si misérable et grelottant que j’étais, elle rougit, la fine créature, puis me montrant une porte : « C’est là », murmura-t-elle, et, légère, disparut.

C’était bien la dixième porte que je poussais depuis le matin et je me faisais l’effet de vivre un de ces affreux rêves où l’on court de pièce en pièce, poursuivi par quelque monstre invisible. Je tournai le bouton de celle ci, une poignée rouge au-dessus de laquelle était écrit : Salle de garde. Spectacle rassurant : autour d’une table à la nappe très blanche, plusieurs jeunes gens assis mangeaient. D’une noble soupière montaient des vapeurs délicieuses et les visages exprimaient la santé, la joie de se trouver réunis, de ne plus s’occuper de la mort. Partout traînaient des morceaux de pain blond et des bouteilles allègres. Quand j’entrai, ce fut un brouhaha. Quelques-uns se retournèrent, ajustant leurs lorgnons, pour mieux considérer mon triste aspect de phoque : « Mais c’est l’homme de ce matin. — Oui, il est venu chez nous. — Asseyez-vous, mon brave. — Qu’est-ce que tu veux ? — Un ban pour sa pelure ! » Et ils tapèrent dans leurs mains sur un rythme gai qui me soulagea ; cependant je ne m’assis point et, d’une voix claire, d’une voix d’au-delà l’émotion, je m’écriai : « Messieurs, vous êtes bons, vous êtes jeunes ; ayez pitié de moi. Depuis ce matin je rôde à travers cette cité maladive, perdu dans les corridors, et je n’ouvre des portes que sur de la souffrance. Ici l’on me renvoie parce qu’il n’y a pas de place ; là on me conseille de fuir si je ne veux pas être assassiné. Je suis prisonnier d’un hôpital qui porte un nom terrible, où tout est pré-