Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/41

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sage funeste. Je vous en supplie, accueillez-moi bien, ou donnez-moi le bulletin de délivrance que réclame votre farouche directeur. Mais, avant, permettez-moi de m’asseoir à votre table, car je meurs de faim. »

Alors, tant la bonté est naturelle à l’homme et ne se perd que par les préjugés sociaux, ces garçons eurent un mouvement unanime de compassion, formé d’une masse de petites pitiés très visibles et qu’ils s’efforçaient de dissimuler par des rires et des railleries. J’ai remarqué plus tard que les meilleurs d’entre les Morticoles se croient tenus d’être ironiques ; la grimace est chez eux une sauvegarde et une excuse. D’ailleurs je prêtais peu d’attention à leurs gambades et, quand l’on m’eut fait place à la table, que j’eus une épaisse tranche de pain, mon verre rempli, et qu’une bonne assiette de soupe chaude fut devant moi, je me sentis libéré de tout ce que mon cœur avait, en peu de temps, amassé d’amertume et de dégoût.

Répondant sans précision aux questions moqueuses ou sincères qui m’accablaient, je regardai le décor. Les murs étaient couverts de pipes, de photographies et de tableaux bizarres qui représentaient des scènes de charcuterie humaine semblables aux travaux de Tabard. Quelle ne fut point ma surprise quand, dans la fraîche domestique qui m’apportait une raide serviette, je reconnus la servante au bol de lait ! Je racontai, plein d’enthousiasme, ce trait qui m’avait tant ému. Elle rougit encore davantage et fut fort plaisantée. J’avalai coup sur coup des cuillerées de soupe épaisse, brûlante, remplie d’adorables légumes et de morceaux de ragoût, et, gloutonnement, j’éteignis cette ardeur parfumée avec d’amples bouchées de la miche luisante et flexible. La conversation bourdonnait, je n’étais attentif qu’à mon ventre ; ils pouvaient bien, les autres, se quereller, railler mon costume, les quarantaines, éclater de rire quand je parlais du capitaine Sanot et l’appeler finement le capitaine Cochon, ils étaient de bons gars. Leurs