Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/43

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brûlants et mobiles. Il parlait avec véhémence, l’index perpétuellement tendu. On me fit raconter mes aventures, la traversée, nos épreuves. À table même, on me débarrassa de mon costume hygiénique au milieu de l’hilarité générale : « La bonne invention ! — Encore un pot de vin ! — Enfermer les gens dans une couche d’air ! — Si encore elle restait, la couche d’air ! — Voyez le malheureux ! » On me passa un vieux pantalon chaud, une vareuse épaisse, car on était au commencement de l’hiver morticole, lequel est rigoureux. La servante vint rajouter du bois au feu. Elle s’appelait Marie et tous la lutinaient, la pinçaient, l’embrassaient, avec une sorte de grincement nerveux qui me gâtait leur gentillesse.

Quand on m’eut fait causer, on m’oublia. Le repas traînait et, ma fringale s’apaisant, j’eus le loisir d’écouter. Il était question d’un malheureux auquel on avait enlevé une tumeur ; quelqu’un détaillait l’opération : comment la tumeur tenait, comment on avait eu du mal à la dégager, à endormir le patient. Le narrateur était justement un des aides de Tabard. Ses camarades lui reprochaient la saleté de son maître : « Bah ! nous n’en perdons pas plus que Cercueillet, qui n’ose opérer, ou que Tartègre, le maniaque ennemi des microbes. — Avec ça ! — Dix morts en huit jours ! — Fabricant de cadavres ! — Empoisonneurs ! — Rétrograde ! » On se jetait des insuccès, des méthodes à la tête. Les propos devinrent d’un dégoûtant cynisme. Je fus stupéfait d’entendre ces jeunes gens, qui s’étaient montrés charitables envers moi, parler de leurs malades comme d’animaux de boucherie, s’égayer, avec un odieux rictus, sur ce qu’ils découvraient dans les cadavres, ridiculiser toutes les choses saintes et respectables.

Ce n’était pas pour moi qu’ils jouaient la comédie, car je n’avais même plus un costume qui me distinguât et rappelât ma présence. Non. Telle paraissait leur attitude normale. Tels ils devaient être tous les jours. Cet état mo-