Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/44

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ral m’intriguait plus que toutes ces singularités extérieures. Comme ils parlaient d’un malheureux agonisant, un étranger sans doute, qui réclamait à toutes forces un prêtre, ne voulait pas comprendre qu’il n’y a point de prêtres chez les Morticoles, je fus illuminé d’une lueur soudaine : « Quoi, messieurs, dis-je, interrompant d’odieux blasphèmes, n’avez-vous donc aucune religion ? — Voilà, Félix Canelon, une question étrange, riposta un petit rougeaud très décidé. Nous ne vivons plus au Moyen Âge, heureusement. Tous les Morticoles sont athées, matérialistes, anticléricaux à outrance. Comprends-tu ça, voyageur venu de contrées sauvages où, je le parierais, on s’agenouille encore devant un crucifix ? — Mais je crois bien qu’on s’agenouille, affirmai-je blessé dans ma foi et mes souvenirs familiaux les plus chers, et c’est dans cette posture-là qu’on apprend à ne pas rire de nécessités grandes et terribles comme la maladie et la mort. »

Un ouragan d’ironiques bravos éclata. Je m’adressai brusquement à celui qui m’avait interpellé : « Et vous, qui applaudissez plus fort que les autres, à quoi croyez-vous donc, je vous prie ? — À rien, mon cher, à rien. J’ai trop ouvert de ventres et sorti de cervelles pour ignorer que l’âme, Dieu, l’immortalité, toute la boutique sont des mensonges, des outils bons pour asservir les peuples. — Mais puisque vous-mêmes êtes asservis et n’osez parler tout haut des méfaits d’un Crudanet !

— C’est la science, cela, ô détestable convive, chose bien différente, pouvoir excellent, inéluctable, qui donne le bonheur aux humains au lieu que la religion les annihile, les désespère et les remplit d’erreurs. »

J’étais stupéfait de tant d’audace. Je vociférai : « Comment, vous parlez de désespoir ! Mais il y a quatre heures seulement que j’ai débarqué chez les Morticoles et j’ai déjà entendu plus de cris de douleur que dans toute ma vie. Je n’ai vu que débris loqueteux, déguenillés, mourants de faim, égorgés dégoûtants de sang et de pus, et, parmi