Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/48

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Une dernière question me brûla les lèvres : « Alors, demandai-je, pourquoi avez-vous renvoyé les sœurs de charité ? Il me semble que, si leurs soins étaient bons et non rétribués, des utilitaires auraient dû n’envisager que l’intérêt immédiat, sans se soucier de la croyance. — Parce que, répondit simplement Misnard, leur présence éveillait de vieilles superstitions qu’il valait mieux laisser mourir. Elles rappelaient le signe de la croix, et, les malades se faisant réclamer par leurs familles, nous n’aurions presque plus eu d’autopsies. »

Un des assistants se leva : « Vos balivernes m’enrhument ; bonsoir, la compagnie ! » On sortit de table en tumulte. Mon gentil voisin, nommé Jaury, me prit à part : « Maintenant nous allons à nos diverses besognes ; vous devenez un simple malade ; si vous voulez, restez à vous chauffer, jusqu’à ce que votre lit soit prêt dans mon service, chez l’illustre Malasvon, car vous êtes plutôt chirurgical. Votre pied vous fait-il souffrir ? » Effectivement, la manière rude dont Tabard m’avait palpé les chevilles les avait gonflées outre mesure. Elles étaient douloureuses et, chaque fois que je posais le pied à terre, j’avais envie de crier. Jaury examina mon entorse provoquée par l’imbécillité brutale du chirurgien : « Il n’en fait jamais d’autres. Le patron vous massera. C’est une question de repos. Ne quittez pas cet hôpital, qui est le mieux aménagé de tous et où vous avez désormais des connaissances ; vous vous en repentiriez. » Je compris la sagesse de ce conseil et remerciai Jaury de son obligeance. Comme je lui disais mon cher ami : « Vous êtes mon inférieur, ajouta-t-il. Il faut m’appeler monsieur. Bien que vous soyez étranger, cela rapprocherait trop les castes et paraîtrait de mauvais ton. »

Les jeunes gens me serrèrent la main, me souhaitèrent bonne chance et j’allai à la cuisine où la petite Marie était en train de piler des épinards. Elle interrompit sa besogne pour causer et s’assit près de la large cheminée sur laquelle tic-taquait une horloge. Elle couchait avec tous mes