Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/84

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et saignante, hérissée d’un fouillis de pinces d’acier, breloques de supplices, cliquetis d’étincelles. D’autres étaient encore plongés dans le demi-sommeil pâteux du chloroforme, d’où sortaient des phrases incohérentes, des supplications, des remerciements au bon docteur, des hennissements et des hoquets. La salle devenait subitement écarlate ; mon imagination prêtait aux murs mêmes la couleur meurtrière. Car Malasvon ne pansait jamais. Il laissait ce soin à ses aides qui, quelques minutes après, envahissaient le service de rires et de bousculades, se mettaient à recoudre et à ôter les pinces. Alors de minces jets de sang en flèches fusaient de tous côtés, tels que d’un minuscule arrosage, ou faisaient flaque sur les lits. C’étaient des réveils atroces, des plaintes prolongées, d’âpres soupirs. La surveillante bondissait affolée, avec de gros bocaux de verre qui, placés sur une table médiane, contenaient des balles de coton multicolores. L’infirmier accourait, chargé de bassins resplendissants. Certains opérés s’agitaient furieusement. Deux ou trois élèves les maintenaient, tandis qu’avec patience d’autres réunissaient la plaie à l’aide d’aiguilles courbes munies d’un fil poisseux.

En général, dans cette journée et la suivante, sur quinze patients, sept ou huit mouraient, car Malasvon sabrait à tort et à travers, sans utilité, sans raison, même les cas désespérés, même les agonisants. Ceux qui avaient passé par ses mains en gardaient une terreur consternée, comme d’une puissance irrésistible et méchante. Ils n’osaient plus se plaindre, ni parler de la salle du supplice, et mon voisin de droite, le vitupérateur, qui l’avait vue trois fois, éludait la conversation sur ce sujet. Quant aux moribonds, de tumulte ou de silence, on sentait qu’ils avaient savouré les affres ultimes. J’en ai vu aussi qui cédaient à la perte du sang, et s’affaissaient sur eux-mêmes, dans une pâleur misérable, comme des ballons crevés. Le versait-on assez à la légère, le beau liquide rouge, le vin de vie, qui court si vite dans nos veines, messager de chaleur et de force !