Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/85

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tout ce qui rompt les digues sacrées du corps est œuvre infernale ! La chirurgie a ses prétextes comme la guerre ; elle n’a pas davantage ses excuses. Prolonger une existence infirme est atroce. Que le sang reste là où il est ! Méconnaître cette loi, c’est déchaîner la cruauté, le meurtre, disperser sur le sol une sève qui appartient à l’Être. J’ai subi d’affreux regards, joyeux et fiers du sang versé. Certains venaient, après les coupes de Malasvon, se repaître du spectacle des plaies bouillonnantes, goûter la volupté carnassière. Pourquoi d’ailleurs tout être sain tremble-t-il à la vue et à l’odeur du sang ? Pourquoi ressent-il alors le frisson sacrilège que les corrompus tournent en jouissance ? Et pourquoi les criminels sont-ils toujours trahis par le sang, la vision, la trace, l’indélébilité, la poisse du sang qui ne veut pas partir, qui se caille, se fige et demeure ? Saveur fade, âcre et métallique et mère de cauchemars ! Je me rêvais sur la plage d’un océan rouge. Écarlates, pesantes et moirées, des vagues déferlaient vers moi. Une lune louche éclairait l’étrange paysage. Et, au réveil, une plainte sourde, un cri aigu me signifiaient que là-bas le réel rejoignait mes songes.

Ce fut le tour de la barbe rousse. Comme cet entêté ne voulait pas mourir, Malasvon résolut de l’opérer encore. Il s’expliqua là-dessus avec sa rudesse ordinaire : « Messieurs, voilà un malade extrêmement curieux, extrêmement intéressant. Vous le connaissez, quelques-uns d’entre vous, n’est-ce pas, Tismet ? — Tismet s’inclina obséquieux. — Eh bien, messieurs, il dépasse de beaucoup le temps que nos prévisions lui avaient accordé, car nous lui avons raclé trois fois sa fistule. Nous allons tenter un dernier effort, et, avec l’aide de notre excellent élève et collègue Tismet de l’Ancre, réséquer une grande partie de l’organe défectueux, nettoyer largement la paroi, la stimuler au besoin par quelques pointes de feu, puis nous laisserons la plaie béante, la panserons tous les jours et nourrirons le gaillard soit par cette cavité, soit par la bouche, soit par le fonde-