Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/86

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ment. S’il résiste, ce sera concluant ; au cas contraire, nous n’en serons pas moins fixés. Messieurs, les paris sont ouverts ; mais rappelez-vous bien ceci : que ce soit l’issue fatale ou l’autre, cette guérison ne sera que transitoire et les accidents se reproduiront avant un an. »

Le charretier me dit mélancoliquement : « Félix, je suis foutu. Demain tu ne me reverras pas. Tu es un brave garçon, bien que tu aies le tort de croire en Dieu. Le monde est un fumier d’infamies, et je ne suis pas fâché de lui tirer ma révérence. Je regrette de ne pas pouvoir emmener avec moi un de ces sacripants, un Cudane, un Malasvon ou un Tismet, car au moins ils abandonneraient des choses qui leur plaisent, au lieu que moi, en quittant la vie, j’ai le souverain malheur de ne rien perdre. » Je n’essayai pas de contredire ce matérialiste convaincu. Le lendemain, en effet, on le rapporta le ventre ouvert, et il mourut sans s’être réveillé du chloroforme. Jeté tout de suite à l’autopsie, il rassasia la curiosité des élèves et du maître. Quant à moi, à partir de ce moment, je ne pris plus garde à mes voisins, qui d’ailleurs se succédaient avec rapidité et passaient de vie à trépas avant que j’aie eu le temps de reconnaître leurs visages. C’étaient des paquets d’agonie entre lesquels je continuai à vivre. Un épisode imprévu vint secouer ma lâche quiétude.

Parfois des Rastas nous examinaient. Le malheur voulut que je devinsse la proie d’un de ces sauvages. Je le vois encore, ce nain maigre, porteur d’une tête osseuse et d’une barbe de jais. Aux poignets de ses manchettes brillaient sinistrement deux énormes boutons de verre. Il s’approcha de mon lit. J’eus beau lui répéter que je possédais une simple entorse, en voie de guérison, sans gonflement ni rougeur, le monstre ne voulut rien entendre. Il me prit le pied et le tordit plus brutalement encore que Tabard. Je perçus un craquement sec et poussai un cri. Puis, par un mouvement instinctif, je cherchai un pot de tisane à jeter à la gueule bronzée du coquin, mais il se sauvait déjà,