Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/94

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de moi comme l’idée que je serai malheureux. Ah ! le délicieux, le profond parfum des pommes, et que je trouve de beaux mots pour l’exprimer, des mots qui montent en vibrant, comme des flèches de cristal, vers ce ciel admirable et limpide ! Tiens ! Une bête m’a piqué le pied ! J’entends derrière les arbres une foule lointaine… loin… taine… Accord étrange ! Syllabes sonores, évocatrices ! Je secouerai cet insecte sur ma cheville… loin… taine… taine… La foule se rapproche. Je distingue des voix. Une crie : « Pince sur la pédieuse ! Pince ! » Mes parents ont disparu. J’ai l’âme maussade, le pied broyé par un étau. Toutes ces pommes étaient pourries. Elles me donnent envie de vomir. Eh, mais… Est-ce une armée qui passe, ce vacarme ? Je suis si faible. Mon mal de cœur augmente. Ils vont me prendre, me jeter par terre… On me saisit et m’emporte… Comment et pourquoi ?

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Je suis revenu lentement à la conscience dans mon lit quatorze de la salle Vélâqui, la surveillante auprès de moi, et, tandis qu’ils me pansent le pied, Jaury et Prunet me félicitent de ma bonne tenue : « Mais vous en avez dégoisé des histoires ! Ah ! vous avez bien traité Cudane et Tabard. Vous rêviez donc d’eux tout le temps ? » Je ne répondais rien, encore hébété de chloroforme.

Pansement et souffrance durèrent une quinzaine de jours. À chaque visite, le maître ou Tismet soulevait ma couverture et, sans dérouler les bandes, devant mon pied emmailloté comme un marmot, faisait un long discours sur les beautés de l’opération malasvonienne. Je devenais l’enfant gâté du service. On me prêtait une foule de livres. Ceux-ci m’ennuyaient. Ils ne traitaient que de science. Ils analysaient tout froidement et lourdement. Comme j’en faisais l’observation au petit Prunet, il se mit à rire : « Et de quoi voulez-vous donc que parlent les auteurs ? Monsieur désirerait des légendes dorées, des catéchismes,