Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/101

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Son nom n’en demeure pas moins lié à une des plus vives douleurs de ma jeunesse.

J’ai toujours été assez farceur et même, quand les gens m’ennuyent, irrespectueux. Pourquoi avais-je surnommé Bisson, l’excellent vaudevilliste, et son inséparable Sylvane « les deux abrutis », je n’en sais plus rien. Toujours est-il que le surnom leur en demeura : « Papa, voilà tes abrutis. » Sylvane était remarquablement silencieux. Bisson bégayait. Ce devait être un optimiste, car il se lançait chaque fois dans la conversation, comme s’il était délivré de ce tic ennuyeux. À la première labiale — et ce n’est pas ce qui manque, en français ! — il devait reconnaître qu’il n’en était rien. Aussitôt il tombait dans la mélancolie et, de celle-ci, dans le mutisme. Lui et son compagnon restaient ainsi, de chaque côté de la cheminée, deux, trois heures de suite dans le cabinet paternel. Ils sont demeurés pour moi des meubles de famille et je suis toujours stupéfié que Bisson ait produit des pièces comiques. Tout, dans sa personne et son allure, présageait la déveine et le four. C’est un des très rares cas où j’ai vu l’apparence aussi mensongère que dans le conseil du fabuliste.

Paul Mariéton aussi bégayait, mais avec quel art ! Je rappelle qu’après Heredia il méritait le se…se…second prix. Alors dans l’éclat de sa jeunesse et de son enthousiasme, ce lyonnais épris de félibrige, saisi par la mort bien avant l’âge, était un des êtres les plus brillants, les plus spontanés, les plus imprévus, les plus pleins de choses que j’aie rencontrés. Il n’ignorait rien de la poésie provençale, des troubadours, des lyriques chevaleresques et platoniques de tous les pays et de tous les temps. Il était un obsédé de l’âme féminine, du charme féminin, de ce qui se dégage souvent d’exquis et de rêveur du regard d’une rouée comme de celui d’une nice. Le terme de « spiritualiste » a été horriblement galvaudé, appliqué à des dindons blêmes, en prose ou en vers, qui croient qu’une certaine chasteté verbale remplace le talent, et suppriment les corps par convenance mondaine ou en vue d’une récompense académique. Mais le spiritualisme de notre cher Pauloun était bien foncier, bien sincère. Il imaginait la vertu là où elle n’a guère l’habitude de se nicher ; il créait de toutes pièces des vierges inaccessibles ; il apportait avec lui la neige et le sommet ; il se forgeait des mis-