Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/141

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modeste tiers de succès de curiosité, de reconstitution, et que cette jolie, sauvage et amère Germinie Lacerteux fut sérieusement secouée au début et jusque vers la vingtième représentation. Pélagie, revenant à Auteuil, eût pu faire le même rapport que mon frère Lucien, alors tout enfant, entrant à une heure du matin dans la chambre de mes parents, après le four noir de Tartarin sur les Alpes de MM. Bocage et de Courcy : « Papa, c’est un vrai succès. On n’a sifflé que trois fois. J’ai compté… »

Pourquoi les gens chutaient-ils et sifflaient-ils Germinie Lacerteux ? Réjane et Dumény y étaient admirables, ainsi que la maman Crosnier en Mlle  de Varandeuil. Chacun de ces tableaux enchaînés les uns aux autres était puissamment émouvant. Il y avait ascension. Ça chantait, comme disait Porel. Cependant j’ai vu à cette répétition générale et aux deux premières, car j’assistais consciencieusement aux trois — des spectateurs ivres de fureur qui glapissaient : « C’est ignoble… c’est une infection… », des dames qui criaient « Assez, assez », en tapotant leurs lorgnettes de spectacle, des personnes des deux sexes qui réclamaient avec ostentation leurs manteaux, afin d’interrompre la représentation. Aimant fort M. de Goncourt, j’avais groupé quelques amis et admirateurs fidèles, et nous tentions, mais en vain, de terroriser les récalcitrants en leur criant : « Abrutis… vieilles barbes… vieilles cruches… à Ohnet… à Sardou… » et autres aménités. Notre colère semblait faire partie du programme et augmentait encore le désarroi.

J’eus là une de mes rares discussions avec Timoléon, venu d’Arles tout exprès pour assister à ces manifestations. Comme, rejoignant le gros des troupes goncourtistes, qui allaient souper chez nous rue de Bellechasse après la première, nous exposions chacun nos raisons avec une certaine effervescence, il finit par me déclarer : « Que veux-tu, mon brave Léon, nous autres gens de province, n’attachons pas, à ces histoires de bonnes et de souteneurs, la même importance que vous autres à Paris. Il est stupéfiant qu’un homme aussi fin et aussi convenable que M. de Goncourt traîne ainsi ses admirateurs à l’office. Je déplore qu’on ait sifflé, car j’admire et j’estime M. de Goncourt, mais cela ne m’étonne pas. À Arles, crois-moi, le