Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la pièce le père de Fanny et qui descendait en scène, avec son fouet et sa pipe. Cette rencontre imprévue d’un collègue augmenta encore sa stupeur.

Un certain soir, je tombai sur Victorien Sardou entrain d’expliquer je ne sais quoi au directeur du Gymnase. Je ne le connaissais que par Fedora, la Tosca, Théodora et par la récente dépense que nous avions faite, un camarade et moi, de deux fauteuils pour le Crocodile, d’un consternant ennui. Cet auteur, aujourd’hui presque oublié, était alors le maître des théâtres de Paris. Il était plutôt petit, gesticulant, avec une physionomie mêlée de joueur d’échecs, de bedeau et de comédien, et il racontait, en roulant les r, un nombre effrayant d’anecdotes, qui filaient dans sa bouche ourlée comme un macaroni frais et beurré. On me nomma à lui. Il m’expliqua avec volubilité que Sapho était une belle chose certes, mais que le second acte avait tel et tel défaut, qui tenaient à ce que le roman avait été transporté « trop cru » à la scène. Je compris qu’il regrettait l’absence d’une intrigue un peu corsée, par exemple de Déchelette trompant l’amitié de Jean Gaussin et de Jean Gaussin surprenant une lettre de Sapho à Déchelette, dont la connaissance empêcherait Alice Doré de se jeter par la fenêtre. Je n’écoutais guère. Sardou manquait de prestige parmi les étudiants. Nous le considérions comme un amuseur, bon pour les pauvres gens de la rive droite, les boulevardiers et les bourgeois. Dans les milieux littéraires on l’appelait le Ficelier, le père la Ficelle. Il avait une réputation de brillant causeur. Je m’aperçus qu’il était surtout un raseur et mes autres rencontres m’ont fortifié dans cette opinion. Non, le « diable d’homme » cher à Sarcey n’était pas du tout intéressant et l’on devinait à première vue tout le superficiel, tout l’enfantin de sa nature. Il possédait exactement l’érudition du collectionneur d’anas qui épate, au café, la dame du comptoir. Son œil bavard et frivole, respirait non la malice, mais le contentement de soi. Il se coiffait plat, afin de piocher une ressemblance plus que problématique avec le premier consul. Le Gaulois et le Figaro répétaient chaque semaine qu’il portait un béret et un foulard blanc pendant les répétitions et qu’il habitait Marly-le-Roi. Bref il remplissait alors le rôle que tient aujourd’hui, avec tant d’inconsciente drôlerie, Edmond Rostand entouré de sa petite famille.