Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/152

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Il a toujours été gras et de souffle court, comme Hamlet, mais il ne tuerait ni Polonius ni le Roi, n’ayant rien d’un tourmenté, ni d’un sanguinaire. Après tant d’années écoulées, tant d’événements intercalaires, tant de divergences, je n’aperçois jamais sans plaisir son large visage placide et souriant. En avons-nous fait ensemble des parties de rire et des gueuletons, en avons-nous débouché des bouteilles, rue de Bellechasse, rue de la Faisanderie et sous le ciel limpide de Provence ! Quel jeu de quilles de verres, si elles étaient encore toutes debout ! La destinée a été méchante pour lui et il ne le méritait pas, n’ayant aucun fiel dans le cœur, ne cherchant jamais — comme disait mon père — à retirer la chaise de son prochain.

Quand je pense que ce solide auvergnat de Jean Ajalbert a été depuis dreyfusard et que ce champenois de Pol Neveux aussi l’a été, je n’en reviens pas. Pol Neveux ne paraissait que rarement à Auteuil, car avant tous il admirait Flaubert et il chérissait Pouvillon. Mon grand Pol, va ! Il faut l’entendre déclamant, comme au « gueuloir » une période de Madame Bovary ou de l’Éducation Sentimentale… car il sait tout par cœur de son bon gaulois de maître aux moustaches longues, et même la Correspondance, pleine de cris absurdes et délicieux. Le À Rebours d’Huysmans avait mis à la mode Bodega, le grand marchand de vins et liqueurs qui fait le coin de la rue de Rivoli et de la rue de Castiglione, où des tonneaux superposés évoquent invinciblement la Barrique d’Amontillado d’Edgar Poe. On retrouvait là Neveux installé, entre Pouvillon silencieux et un porto doré, et tout aussitôt le champenois vantait les petits crus « pas encore tripotés » de son patelin, lesquels sont en effet parmi les premiers vins de France, légers, pétillants et secs. Il mettait la dernière main à son roman ironico-rustique Golo, chef-d’œuvre du genre et sur lequel je reviendrai à propos du flaubertisme.

J.-K. Huysmans, familier de Goncourt et qui n’eut jamais aucune affinité réelle avec Zola, était silencieux et grave comme un oiseau de nuit. Mince et légèrement voûté, il avait le nez courbé, les yeux enfoncés, le cheveu rare, la bouche longue et sinueuse, cachée sous la moustache floche, la peau grise et des mains fines de bijoutier ciseleur. Sa conversation, ordinairement crépusculaire, était toute en exclamations écœurées,