Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/160

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series pour hommes seulement, que j’ai toujours eues en abomination. Quoi de plus hideux que des messieurs âgés commentant le marquis de Sade ou récitant, avec des mines de concupiscence, des vers licencieux de douze pieds, ou feuilletant, les yeux hors de la tête, des albums de dessins érotiques. Ancien carabin et grand admirateur des satiriques français, Rabelais en tête, je ne crains certes pas le terme cru. Mais la sensualité sénile me fait mal au cœur. Les vieux devraient toujours être bien propres.

Mon plus violent souvenir de tristesse de bon ton et d’ennui mondain, c’est le salon de la princesse Mathilde. J’ai dîné une fois rue de Berry, et j’y ai été en soirée trois fois. Quatre séances inoubliables ! Comme je me plaignais de ma profonde désillusion à Edmond de Goncourt, il me répliqua avec mélancolie : « Que veux-tu, mon petit, tu vois ça trop tard. C’est un très vieux bateau. Les rats s’en vont ».

La princesse elle-même, à laquelle chacun s’accordait — je ne sais pourquoi — à trouver grand air, était une vieille et lourde dame, au visage impérieux plus qu’impérial, qui avait le tort de se décolleter. On citait d’elle des mots d’une brutalité assez joviale, notamment le cri fameux : « Nous qui avons eu un militaire dans la famille… » En dépit de Taine, Renan et Sainte-Beuve, elle était demeurée épaisse et sommaire. Je l’ai vue ne parlant plus guère, fixant sur ses invités à la ronde des yeux bovins et méfiants. L’infortunée n’avait pas tort car, en moins de dix minutes, à la table de sa salle à manger froide et solennelle, je remarquai le manège très visible du vieil ami de la maison, Claudius Popelin et d’une jeune personne de l’entourage. Les intimes parlaient de cette aventure avec indignation, comme d’une trahison de Philémon à l’égard de Baucis.

Il s’était formé à ce sujet deux clans d’importance inégale : les Popelinistes et les Mathildins. Edmond de Goncourt était Mathildin. Je crois même qu’en sa qualité de confident de la princesse, il avait fait des remontrances au graveur émancipé, qui aggravait sérieusement son cas avec une gravité toute napoléonienne. Jamais manquement aux usages de cour ne fut aussi sérieusement jugé que celui de ce pauvre bonhomme à prénom romain, et qui avait une tête d’ancien concierge. On racontait que Ganderax, qui a le cœur bon, en pleurait la nuit dans sa