Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/161

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barbe noire, et Primoli, que presque tout fait rire et même sourire, en demeura longtemps mélancolique.

Ceci est significatif, car Primoli a le sens de la farce. Il m’a fait une fois déjeuner à Armenonville avec une fausse Mathilde Serao, laquelle n’était autre que la comtesse de T…. Pendant tout le repas, je parlai de son œuvre à cette femme charmante et ravie d’hilarité contenue, qui me donnait modestement la réplique en baissant les yeux. Au dessert, on s’expliqua au milieu des éclats de rire, et je jure que je n’en menais pas large. Il fallait donc que la fugue à domicile de Popelin fût un vrai scandale, pour désoler ainsi le plus jovial et le plus spirituel des romains.

À ce même repas, amoureux en cachette et funèbre en apparence, assistaient les trois principaux historiens de Bonaparte : Vandal, Masson et Henry Houssaye. Ce dernier, à la fois bon, bruyant et vide, avalait coup sur coup les verres de Champagne, saisissait sa longue barbe de statue grecque à pleines mains et répétait : « ah, ah, c’est ça, ah, » d’un air prodigieusement intéressé, sans écouter néanmoins un seul mot de ce que lui disait sa voisine de table. Inconsistant et sympathique, cervelle d’oiseau et cœur d’or, obsédé, lui le plus pacifique des hommes, par des préoccupations stratégiques et militaires, académisé dans les moelles, tel était et est demeuré jusqu’au bout l’auteur de 1814 et de Waterloo, le fils sérieux du frivole Arsène-aux-redoutes. Masson, déjà hargneux et quelque peu timbré, guettait le manège de collégien sentimental de Popelin en reniflant sa soupe avec force. Vandal était sage, maigre, haut et herbivore, comme la girafe du Jardin des Plantes. Il avait le tic de cligner des yeux, ce qui faisait croire à ses interlocuteurs qu’il leur adressait des signes d’intelligence. Edmond de Goncourt, afin de me faire briller, me demanda de conter une farce d’hôpital, que je sabotai et qui n’amusa personne. L’ennui immense pleuvait du plafond sur la table chargée d’aigles, de verreries et de fleurs, sur les convives, qui peinaient pour animer ce cimetière d’une société jadis brillante, sur la maîtresse de maison déjà lointaine, sur les mollets rebondis des larbins. On cherchait, ainsi que dans les cauchemars, des thèmes de discussion courtoise et générale qui tombaient à plat, cependant que l’amoureux Claudius et la vilaine ingrate échangeaient à la dérobée des regards de feu et de salpêtre.